Revue d’Histoire du Théâtre • N°291 T3 2021
Entretien avec Florent Siaud
Résumé
Entretien réalisé par Marion Chénetier-Alev
Texte
Normalien, agrégé de Lettres Modernes et docteur en études théâtrales, Florent Siaud fonde la compagnie de création franco-québécoise Les songes turbulents en 2010. Après avoir été assistant et dramaturge en France, en Autriche, en Allemagne et au Canada, il monte des textes classiques (La Dispute de Marivaux, Britannicus de Racine, Hamlet de Shakespearare, Les Trois sœurs de Tchekhov) et contemporains (Illusions et Les Enivrés d’Ivan Viripaev, Quartett de Heiner Müller, Pacific Palisades de Guillaume Corbeil, Toccate et fugue d’Étienne Lepage), et des opéras (Pelléas et Mélisande de Debussy, La Tragédie de Carmen de Bizet/Brook, Les Bains macabres de Connesson, Eugène Onéguine de Tchaïkovsky etc.). Il a mis en scène 4.48 Psychose de Sarah Kane au théâtre La Chapelle à Montréal en 2016 puis au Théâtre Paris-Villette en 2018, dans une nouvelle traduction de Guillaume Corbeil, avec la comédienne Sophie Cadieux.


Pourquoi avoir choisi de monter cette œuvre de Kane ? Quelles résonances particulières cette œuvre a–t–elle pour vous ?
Avec ma compagnie Les songes turbulents, je sortais de notre première production, Quartett, de Heiner Müller, avec Marie-Armelle Deguy et Juliette Plumecocq-Mech. Je cherchais un autre texte majeur auquel m’attaquer. La réputation de 4.48 Psychose en France (« clinique », « hermétique », « déprimante ») m’avait fait croire que cette pièce était loin de ma sensibilité. En la lisant pour la première fois en 2013, j’ai réalisé que la lecture biographique qui avait souvent été faite de ce texte avait peut-être fait écran à sa véritable puissance.
Avant de peindre les affres de la dépression, 4.48 Psychose m’interpelle par son brio. La pièce interroge nos modèles de représentation du monde, les valeurs qui forment le socle de notre société, notre propension à établir en normes universelles ce qui n’est souvent que préjugé ou héritage idéologique. Kane ne se prétendait pas féministe, mais sa voix fait souffler le vent revivifiant de l’ironie sur les éléments de langage des « sachants », d’une certaine élite. Dans notre société, où les appels à la « raison » ont de plus en plus de mal à cacher une sorte de statu quo néolibéral, le regard disruptif de Kane débusque ce qui se terre derrière les mots policés. En inversant les normes, son écriture fait retentir un esprit frondeur qui enjoint la «majorité morale » à rendre des comptes, à faire son examen de conscience. Elle fait entendre la puissance des fragiles et donne une visibilité à la lucidité des blessés.
Avez-vous cherché l’interprète avant ou après le choix de cette œuvre ? Sur quoi s’est basée votre distribution ? La formation nord-américaine de Sophie Cadieux, qui met l’accent sur l’investissement physique de l’acteur, a-t-elle contribué au renouvellement du personnage ?
J’ai travaillé deux ans sur la dramaturgie de la pièce avant de me décider sur la distribution. Avec le recul, je m’aperçois que j’ai peut-être longtemps lutté avec mon intuition première. Ce qui ressortait de mes relectures de 4.48 Psychose n’avait rien à voir avec l’angle de la fragilité, de la maladie, de la disparition qui, j’en avais alors l’impression, semblaient revenir dans les mises en scène de la pièce. À mon oreille, les mots révoltés de Kane faisaient jaillir une énergie lumineuse, rayonnante, presque sportive. Puis d’un coup, j’ai décidé de sauter le pas en assumant ce qui pourrait être vu comme un contre-emploi. Je me suis permis de rêver d’une comédienne très physique et irradiante pour aborder la maladie. C’est en assumant ce paradoxe que je me suis orienté vers l’exceptionnelle comédienne québécoise Sophie Cadieux.
Votre mise en scène présente un écart notable avec celles de Christian Benedetti et de Claude Régy qui ont fait date en France. Le contexte québécois a-t-il joué un rôle dans la nouvelle lecture que vous proposez de 4.48 Psychose ?
Ma démarche de création se situe à cheval entre l’Europe et le Québec. Entre autres, le fait d’avoir vécu des expériences formatrices auprès de metteurs en scène québécois, comme assistant ou dramaturge, mais aussi le rapport très fin des Québécois avec la question de la langue ont balayé ce que je pensais connaître sur les traductions, les niveaux de langage et le rythme. Avant de travailler comme dramaturge sur un spectacle comme L’Opéra de quat’sous
en 2011 à Montréal, je crois que mon éducation académique ne m’avait pas tellement sensibilisé à l’impact d’une traduction dans le rapport scène salle.Le contexte québécois m’a probablement rapproché de l’original britannique en me mettant en contact avec la plasticité de la langue britannique de Kane, incroyablement variée, imprévisible, hétérogène : shakespearienne, en fait. Le contexte québécois a également beaucoup compté sur le plan du jeu. Je crois sincèrement qu’il y a un art dramatique québécois. Dans une certaine lignée anglo-saxonne, celui-ci me paraît très physique. Mais il repose en même temps sur de solides connaissances dramaturgiques, comme en ont souvent les interprètes européens. À mes yeux, il se situe donc dans un riche entre-deux, idéal pour concrétiser la dramaturgie éruptive de Kane sur un plateau. Sophie Cadieux est l’un des exemples les plus rutilants de cette école de jeu.
Quelles difficultés particulières offrent l’écriture et la dramaturgie de Kane pour vous ?
C’est la dramaturgie la plus redoutable à laquelle j’aie été confronté. Les trois années que j’ai passées à décortiquer 4.48 Psychose m’ont donné plus de sueurs froides que celles consacrées à Quartett de Müller, Illusions et Les Enivrés de Viripaev, Britannicus de Racine. L’hermétisme apparent de ces fragments a tendance à nous faire croire que le texte suit un éclatement un peu arbitraire, alors que quand on creuse, l’écriture obéit à une logique dramatique stupéfiante, à la fois dans l’enchaînement des fragments entre eux et dans l’architecture générale de l’édifice. À force de faire de Kane le fer de lance de la modernité post-dramatique, on en est presque venu à oublier sa maîtrise hallucinante des formes théâtrales classiques : oui, elle connaît Crimp, Pinter, Brecht et Artaud sur le bout des doigts, mais elle est aussi très imprégnée de la théâtralité shakespearienne. Bien loin de se complaire dans la plainte, elle brille par sa capacité à jongler avec la multiplicité des références et des « parlers ». Curieusement, c’est sa connaissance affûtée des textes anciens et modernes qui donne à ce texte une facture contemporaine : Kane n’est dupe de rien et sait que tout est représentations, faux semblants, discours.
La dimension de l’adresse, essentielle dans ce texte de Kane, est complètement renouvelée et enrichie par le jeu de Sophie Cadieux. De nombreuses phrases acquièrent une tout autre résonance du fait que Sophie Cadieux les adresse ostensiblement à la salle, avec laquelle elle est dans un rapport de grande proximité et qu’elle regarde intensément dès la première minute de jeu. Le sujet n’est rien moins qu’enfermé dans sa maladie. Sa parole sort ainsi d’un discours qu’on fait souvent entendre comme clos sur lui-même et l’ « échange » prend tout son sens, la dimension du questionnement direct adressé à chacun est pleinement explorée, là où souvent la portée publique, politique du propos de Kane est recouvert par des lectures biographiques et psychologiques/cliniques de l’œuvre. Comment avez-vous abordé cette notion d’adresse ?
En apparence, l’écriture de 4.48 Psychose ressemble presque à un recueil poétique. Mais n’oublions pas que Sarah Kane était une grande fan de l’équipe de foot de la Manchester United, qu’elle adorait les concerts de rock et qu’elle avait même été marquée par des peep shows du quartier rouge à Amsterdam. Chez elle, il y a une évidente préoccupation de l’efficacité des mots. Le sens du happening fait partie de son style : la représentation théâtrale relève clairement de la performance agissant sur le public. Tout, dans ce texte, m’évoque le besoin viscéral de communiquer, le désir de sortir de l’enfermement psychique par l’adresse à ce qui se situe en dehors de soi.
Elle a besoin de nous pour penser la vie et la mort, se représenter son propre chemin de croix, toucher à la grâce de la beauté, interroger ses propres faiblesses ou affirmer ses forces. L’adresse lui sert à tailler la lame de sa voix critique. Ce texte est d’ailleurs écrit comme un javelot. Il menace le dehors, mais il peut aussi se retourner contre elle. 4.48 Psychose manipule de manière vertigineuse la notion d’agentivité : celle qui parle agit ; mais elle induit chez le spectateur des réactions ou des pensées qui, en retour, lui reviennent comme en boomerang à la figure, et dont elle devient la victime. « Ça agit » en tous sens, et toujours de manière imprévisible.
Vous faites du sujet de la pièce un personnage qui retrouve toute sa féminité, sa juvénilité, son espièglerie, sa séduction, sa puissance vitale. Pour ma part c’est la première fois que je vois une comédienne dans ce rôle habillée autrement qu’en pantalon. Elle est charnellement, sensuellement, érotiquement très présente, et rend leur concrétude à certains passages du texte. Vous avez souhaité faire jouer l’incarnation contre la dimension cérébrale ou, au contraire, la rendre plus sensible encore ?
C’est vrai que j’ai fait le pari de l’incarnation, de la jeunesse, de l’espièglerie. C’est d’ailleurs très étonnant : les témoignages que l’on peut consulter autour de la personnalité de Kane laissent transparaître un amour du foot, de la danse et de la pop, un sens de l’humour et une douceur dont on sent la présence dans beaucoup de ses répliques. J’ai donc proposé à Sophie de placer plusieurs touches taquines très ciblées dans la représentation, histoire de laisser parler la vie et la lucidité chez cette aspirante à la mort. Après tout, même chez Wagner, les jeunes Walkyries sont des guerrières rieuses ! Sophie, qui a autant de force de caractère que de brio et d’humour dans la vraie vie, rend ces enjeux de façon très naturelle sur scène.
Un autre écart notable par rapport à de précédentes mises en scène tient au fait que Sophie Cadieux utilise tout l’espace du plateau, bouge beaucoup. On est loin de la fixité d’Isabelle Huppert dans la mise en scène de Régy, par exemple.
4.48 Psychose est pour moi une épopée. Ce texte retrace une immense traversée épique. La voix qui parle vit littéralement une catabase : comme les héros de L’Odyssée, de L’Énéide ou de la Divine Comédie, elle se livre à une descente aux enfers qui, par sa dimension initiatique, produit de la souffrance mais aussi de la connaissance. Pour restituer ce voyage intense, il nous fallait bouger et arpenter l’espace de façon énergique, engagée, nous abandonner à une aventure exploratoire partant du spectateur proche pour franchir les différents cercles de son monde psychique.
La scénographie fait sortir la représentation de la bi-dimensionnalité (frontalité actrice/public) et entrer dans les profondeurs du sujet – au sens presque littéral puisque le décor figure une sorte de couloir courbe tapissé de rouge dans lequel va s’engloutir la comédienne à la fin de la représentation. Comment avez-vous conçu les différentes phases de la scénographie par rapport au texte ?
Très ténue au départ, la scénographie se dévoile, s’agrandit puis se cambre, révélant progressivement une immense zone rouge, que l’interprète franchit par seuils, jusqu’à toucher à une lumière tranchante mais libératrice. L’idée des seuils vient des « cercles » de la Divine comédie de Dante. Au départ, avec le scénographe Romain Fabre, nous avions même rêvé d’une série de rideaux de Kabuki s’effondrant au sol au fil du spectacle et élargissant l’espace. Mais le sol aurait trop vite été encombré.
L’exploration de l’espace rouge finalement proposée est construite en cinq temps qui correspondent aux cinq temps autour desquels j’ai proposé à Sophie Cadieux de structurer le spectacle. J’ai la sensation que, derrière son apparence fragmentaire et post-dramatique, la pièce repose sur une somptueuse architecture classique en cinq actes, se terminant chacun par des tentatives métaphoriques de se mettre à mort, que ce soit par une explosion, des médicaments, une arme à feu, un tomber de rideau. C’est ce qui explique que dans notre spectacle l’espace s’élargisse progressivement. Le sujet explore les confins de sa propre psyché déchirée et du cosmos révoltant qui l’entoure.
Comment avez-vous conçu la bande-son par rapport au texte ?
La conception sonore est signée par Julien Éclancher, un artiste qui signe l’intégralité de nos conceptions sonores au théâtre depuis le début. Systématiquement, nous travaillons pendant plusieurs années sur chaque conception sonore. Pour 4.48 Psychose, nous nous sommes fondés sur mon découpage du texte pour trouver l’identité sonore de chaque fragment. À l’intérieur des cinq actes dont je vous parlais, j’ai divisé les fragments du texte de Kane en 28 « chambres ». Je suis en effet parti du principe que ce texte n’était pas étranger aux « arts de mémoire » qu’on pratiquait à l’Antiquité et au Moyen-Âge, et dont Frances Yates a tiré
un fameux livre. Les arts de mémoire proposent à l’orateur de mémoriser son discours en s’imaginant traverser un espace très construit, dont chaque section correspond à l’une des parties de ce qu’il a à dire. Chez Kane, j’avais cette sensation que parler revenait à explorer un immense palais mental, que l’exploration n’était pas linéaire mais accidentée. À partir de là, j’ai créé des groupes de « chambres » (les chambres du « langage », du « débat spirituel », de la « monstruosité », des « dialogues avec le médecin », de « l’amour impossible » etc.), comme si la voix passait de l’une à l’autre, tout en revenant parfois à certaines d’entre elles. C’est ce qui nous a permis de caractériser au son (mais aussi, à la vidéo avec David Ricard et à la lumière avec Nicolas Descôteaux) tous les fragments du texte, pour donner l’impression d’un cheminement à la fois rigoureux et raturé. Le spectateur ne peut sans doute pas identifier consciemment cette dimension mais j’imagine que cette structuration sonore et visuelle pointilliste aide son inconscient à se repérer au fil du voyage.
Pourquoi avez-vous éprouvé le besoin de faire retraduire la pièce de Kane ? Comment avez-vous collaboré avec Guillaume Corbeil ?
Je sentais qu’il y avait quelque chose qui ne fonctionnait pas dans la traduction publiée. Je la trouvais très belle mais je sentais que les moments plus crus ou humoristiques étaient absorbés dans une esthétique d’ensemble assez homogène et poétique. L’original anglais m’a réellement choqué quand j’en ai pris connaissance pour la première fois, en le lisant dans le texte : le rythme de la langue britannique était bien plus nerveux, constamment incisif ; on sent partout des références ironiques à la culture et à la musique populaires ; l’humour noir et les pulsions de vie, et même l’érotisme. Tout en étant souvent incroyable de raffinement et de méticulosité, le vocabulaire peut aussi être franchement trash. On a voulu retrouver ces sensations dans une traduction québécoise moins propre, à la fois plus dévergondée et proche de l’anglais, signée Guillaume Corbeil, avec qui la collaboration a été méticuleuse et fluide.
Y-a-t-il eu une différence dans la réception de votre spectacle au Québec et en France ?
Il y a eu la même réception des deux côtés de l’Atlantique. J’ai même été étonné de l’accueil très fort du public parisien. Quand nous plongeons dans un texte aussi difficile que celui-ci pendant plusieurs années, nous sommes remplis de doutes : nous mesurons la multiplicité des strates et les défis d’interprétation qu’un texte pareil pose. Il nous est naturellement difficile de déterminer ce qu’un texte « doit » être. La réception des publics devient la seule caisse
de résonance à travers laquelle j’ai l’impression d’apprendre quelque chose sur un texte. Et j’ai senti cela très fort, en France comme au Canada.
Pour citer cet article
Marion Chénetier-Alev, « Entretien avec Florent Siaud », Revue d’Histoire du Théâtre numéro 291 [en ligne], mis à jour le 01/03/2021, URL : https://sht.asso.fr/entretien-avec-florent-siaud/