Revue d’Histoire du Théâtre • N°297 T4 2023
Introduction
Résumé
Les entretiens qui paraissent sous le titre « Paroles et écrits de l’acteur » sont nés de la question lancinante suscitée par le spectacle des comédiens en jeu : comment saisir l’écriture de ces acteurs, dont le style semble écrire une histoire au-delà des rôles qu’ils interprètent et des mises en scène qui les font entendre ? Et quelle histoire composent-ils ? Donner la parole aux acteurs eux-mêmes pour répondre à ces questions est d’abord une manière de réinscrire leurs propos dans une perspective longue, depuis l’émergence de leurs écrits à la fin du XVIIe siècle jusqu’à aujourd’hui : c’est rétablir le statut de leur voix à travers le temps, en souligner la continuité et en interroger la rareté.
Texte
Dernier volume d’une série de trois recueils d’entretiens menés avec des comédiennes et comédiens entre 2013 et 2023, accueillis dans les pages de la Revue d’Histoire du Théâtre, cette publication clôt, provisoirement, dans la forme dialoguée qu’elle avait prise, une recherche qui s’était inscrite en conscience sous le signe de l’inachevable, sinon de la vaine tentative, en lançant aux interprètes une double question : comment joue l’acteur ? Quels mots pose-t-il sur son travail ?
Si le projet a résisté, contre vents et marées, aux obstacles de fond et de méthode qu’il suscitait à mesure de son avancement, dont les deux précédentes introductions livrent un aperçu ; et à l’évidence qui s’est affirmée, tandis que j’avançais dans la compréhension de certains ressorts du jeu en les éprouvant au cours d’ateliers, que l’ensemble des entretiens serait à reprendre en changeant de focale et en adoptant une vue beaucoup plus rapprochée pour arriver au maillage ténu où se tressent les mots, les « images », et les « situations », c’est qu’il comportait un autre volet.
Plus fondamental et moins courant que l’obsession de mettre au jour les secrets de fabrication de l’acteur, il consistait à fonder un corpus de textes qui donnent voix aux interprètes du théâtre. Pas la voix des interviews, ni celle des autobiographies, des correspondances, des journaux ou des recueils de souvenirs, pas non plus celle des mémoires ou des carnets de travail encore que cette dernière touche parfois au plus près de celle que nous avons cherché à faire entendre. À l’instar des acteurs et actrices qui publiaient aux XVIIIe et XIXe siècles des « mémoires » s’apparentant à des traités sur leur art, il s’agissait en effet d’inviter les comédiennes et comédiens d’aujourd’hui à reprendre la parole sur leur pratique et leur conception du théâtre, après que le recentrement artistique, économique, intellectuel et institutionnel de l’activité théâtrale autour des metteurs en scène a durablement relégué leur discours aux marges, le frappant d’apparente caducité. Certes, à la suite des étoiles du Cartel (notamment Dullin et Jouvet), certains ont continué d’écrire sur leur métier, avec la volonté « d’observer le travail de l’acteur », d’en formuler « les mouvements internes, les agencements secrets », d’en retenir quelques moments fulgurants où les corps sont traversés : souvent des interprètes d’exception, dont on note qu’ils ont tous été aussi, peu ou prou, concepteur de spectacles et/ou metteurs en scène (notamment d’eux-mêmes, et bien qu’un autre nom de metteur en scène puisse apparaître à côté du leur), que l’on songe à Alain Cuny, Jean-Louis Barrault, Michel Bouquet, Michael Lonsdale, Laurent Terzieff, Valérie Dréville, Denis Podalydès, Anouk Grinberg, Nicolas Bouchaud… Leurs écrits sont irremplaçables. Mais ils font entendre le témoignage ponctuel, isolé, d’artistes dont la singularité même, parfois le prestige, l’autorité qui les accompagnent, peuvent masquer l’appréhension de la « voix d’une profession ».
Les acteurs rassemblés dans ces entretiens ont été sollicités à la fois parce que je connais et admire depuis longtemps leur travail, et parce qu’y transparaît à mes yeux, au-delà de la passion et de la nécessité dont il témoigne, une exigence et une rigueur qui attestent leur recherche, leur questionnement, leur hauteur de vue. Je me suis ainsi tournée vers eux non comme vers les « représentants » d’un métier qui, en cela pareil aux autres, se compose de groupes très hétérogènes ; mais comme vers des artistes capables de réfléchir leur activité et d’en fournir une coupe, à un moment donné de leur histoire – et à l’intérieur d’un cadre conçu pour qu’ils expriment, aussi librement et longuement que possible, leur pensée du théâtre et de ce qu’ils y jouent, au quotidien.
On pourrait se prendre à rêver de disposer, tous les demi-siècles, d’un tel corpus de « paroles et écrits » d’acteurs interrogés sur leur travail, et de ce que leurs propos, offerts comme un ensemble et saisissables dans leur globalité, modifieraient (ou non) de notre regard, et de leur regard, sur eux.
Langages, lexiques, imaginaires, motifs et thèmes, silences, contextes familiaux, culturels, idéologiques et politiques, formations, héritages, transmissions, aspirations, obstacles, outillage, techniques, répertoires, sphères d’activité, longévité professionnelle, rapports humains, relations avec les publics, conceptions et enjeux du théâtre, modes de travail, disciplines et genres spectaculaires, esthétiques, conditions matérielles (d’existence, d’exercice, de création, de production, de diffusion), vocalités, corporalités… On peut considérer qu’il y aurait une infinité de fils à tirer de ces énoncés (indépendamment de tout secret de l’art), et on pourrait encore étudier leurs harmoniques, leurs désaccords, leurs contradictions, envisager leur dialectique, cerner leurs points aveugles et leurs obsessions. On repèrerait peut-être des constantes, et des évolutions. Les phénomènes de génération se manifesteraient – comme ici – avec netteté. On ferait un peu reculer l’antienne du Mystère, de l’Éphémère, de l’Anti-Méthode et de l’Indicible. On supposerait que si un musicien, un peintre peuvent parler de leur art, ou un artisan de son métier, l’acteur le peut aussi. Quelque chose comme une histoire des acteurs et du théâtre s’écrirait, du point de vue de l’acteur, qui poserait des jalons historiques et pratiques contredisant si souvent ce qu’une approche extérieure, reposant sur une vision inévitablement lacunaire et volontiers systématique, peut en dire.
On peut considérer l’inverse. Que la parole dans ces dialogues est à la fois orientée (tordue) par les questions posées, artificiellement suscitée, et auto-censurée (l’auto-censure à laquelle s’astreignent les comédiens est sans doute la première chose à signaler). Qu’il y a une violence faite aux acteurs à figer leur parole, éminemment mouvante parce qu’ayant toujours à se mettre au diapason de la vie ; et, outre l’illusion de penser jamais accéder à ce qui se tricote instant après instant dans la fabrique du jeu, une erreur de fond quant à l’idée de faire parler des acteurs « après coup » puisque tout tient dans la sensation présente, que sensibilité et imagination sont à la fois point de départ et d’arrivée.
De sorte que les mots de l’acteur auraient statut d’écume : inaptes à éclairer ceux qui n’ont pas fait l’expérience d’éprouver le théâtre de l’intérieur, inutiles à ceux qui l’ont faite. Et que par là, ces mots seraient d’une étrange nature intransitive : ils véhiculeraient le contenu d’un savoir à la lettre inimitable parce que strictement individuel. Quand cela serait, ce que dément toute l’histoire du théâtre, la beauté en soi de l’effort d’élucidation et de mise en perspective resterait à saluer.
Les entretiens-funambules cheminent en équilibre sur les deux fils, faisant porter le poids tantôt sur l’un tantôt sur l’autre.
Entre les deux, se mettre à l’écoute de la parole des comédiens pour elle-même. Des textes que chacun d’eux livre, avec sa propre voix, qu’on n’entend jamais sur scène ; avec son univers, pas-celui-de-la-fiction ; avec sa pensée, toréant la complexité d’un savoir-faire inouï (car si l’acteur apprend à se livrer sur les planches, il garde l’essentiel de son matériau pudiquement tu) ; avec les images très-intimes qui sous-tendent son geste. Et voir à travers les pages se lever un autre visage du comédien, un comédien qui ne se réduit pas à son faire scénique, et qui n’est pas celui qu’on applaudit.
Un comédien qu’on lit.
À la porte des cafés ou des appartements, j’entrais avec mon filet. Et des heures durant fouettais l’air à grands moulinets ou m’embusquais jusqu’à l’apoplexie pour capturer les minuscules figures vocales qui prenaient corps dans l’espace, fulguraient, et se volatilisaient tout de suite après. Je sortais de chaque séance fumante et extatique, portant comme le Saint Suaire mon trésor de dentelle sonore. Revenue chez moi, au fond de la boîte gisait une concrétion noire. Commençait alors l’interminable opération de bâti et de taille. Le verbe rendu à son chatoiement, je faisais chaque fois la même expérience : selon que je les lisais d’une manière ou d’une autre, les mots du comédien, comme les sequins réversibles, passaient du clair à l’obscur et inversement, miroitaient et s’éteignaient alternativement, une même phrase pouvant soudain ouvrir sur un trou de lumière – ou résonner comme une évidence que l’on croit comprendre et qui n’est qu’un masque. Cette très singulière texture de la parole de l’acteur, son évanescence particulière, est peut-être un élément de sa poétique. Elle lui permet de se dérober à toute exploitation intempestive autant qu’à l’analyse scientifique, et la rend difficile à faire cohabiter avec d’autres paroles d’acteurs. Prise séparément, chacune dessine sa ligne dans le labyrinthe ; saisies collectivement, elles brouillent les pistes. De sorte que, dans quelque sens qu’on les retourne, ces entretiens forment un objet intranquille.
« Ce sera compris, lu, par qui ? », avait demandé l’acteur-indien ; « Personne ne connaît ces acteurs. »
Philippe Clévenot est mort il y a à peine plus de vingt ans. Son nom, inconnu du « public », est un des fils rouges qui courent dans les entretiens. Qu’ils soient nés dans les années trente ou soixante-dix, comédiennes et comédiens le citent – non comme on citerait un monument du théâtre dont le discours sur l’art fait autorité, ou une tête d’affiche dont le nom assure le remplissage des salles, mais comme un artiste rarissime et réservé à qui son indépendance d’esprit, son intégrité, son élégance morale et esthétique, la profondeur inégalée de ses interprétations, la constante finesse de son geste et l’éblouissement de ses compositions vocales font traverser les courants et les générations. Le jeu d’un comédien fait l’unanimité, y compris parmi les acteurs issus de formations très éloignées de la sienne ou pratiquant un théâtre à l’opposé de celui dans lequel il s’engageait. En lui se résout la taraudante question qui articule texte et jeu au présent ; l’acteur-interprète et l’acteur-créateur se fondent dans l’acteur-poète.
La presse et les revues n’ont presque rien retenu du passage de sa parole si dense.
Le jeu de l’acteur vit des mémoires dont le spectateur le fait résonner.
Le jeu de l’acteur vit des mémoires dont les acteurs le font résonner.
Ces entretiens seront peut-être lus par ceux qui cherchent le théâtre.
Pour citer cet article
Marion Chénetier-Alev, « Introduction », Revue d’Histoire du Théâtre numéro 297 [en ligne], mis à jour le 01/04/2023, URL : https://sht.asso.fr/introduction-7/