Revue d’Histoire du Théâtre • N°282 T2 2019
Introduction : Récits et imaginaires des fêtes de cour
Résumé
Des fêtes de cour, il ne nous reste que des écrits : dessins, gravures, récits, comptes… qui répètent à l’envi la magnificence des fêtes et l’émerveillement des spectateurs, et continuent ainsi de nous éblouir, jusqu’à aujourd’hui. C’est cette admiration qu’il s’agit ici d’interroger. Déplacer l’intérêt des spectacles disparus vers les écrits qui en construisent et en transmettent la mémoire rend visibles les manières diverses de s’approprier les fêtes de cour – pour louer ou pour critiquer le pouvoir, pour se faire une place à la cour ou pour légitimer son écriture. La mémoire des fêtes apparaît comme un lieu de débats, de conflits, d’actions – et la manière dont nous la prolongeons, par l’écriture historique ou sur les scènes contemporaines, comme une prise de position.
Texte
Dans votre costume identique à ceux des plus belles
époques de Versailles, vous êtes invités à retrouver
l’ambiance raffinée et artistique des Soirées d’Appartement
qu’organisait Louis XIV, un moment hors du temps, inoubliable[1].
Chaque année depuis 2015, des centaines de convives versent entre 130 et 500 euros – auxquels il faut ajouter la location d’un « costume baroque de qualité », sans lequel l’entrée est impossible – pour participer aux « fêtes galantes » organisées à Versailles. À partir de la diversité des divertissements de cour du passé est constitué un objet composite, la « fête galante », situé hors du temps et offert à l’admiration des spectateurs présents et à venir. Le phénomène, s’il est extrême, n’est pas isolé : des grandes eaux de Versailles aux spectacles de Benjamin Lazar, les divertissements de cour sont régulièrement re-créés, dans une démarche qui cherche à prolonger dans le présent leurs effets passés.
Spectacles éphémères, puisque la plupart d’entre eux n’étaient donnés qu’une fois, et irrémédiablement perdus, les divertissements de cour ont laissé derrière eux de nombreuses traces. Aux livrets distribués aux spectateurs et aux relations plus ou moins officielles s’ajoutent les dessins de costumes ou de décors et les comptes conservés dans les archives[2]. Restent aussi les textes et la musique de ces pièces « classiques » que nous avons appris très tôt à admirer : le Tartuffe de Molière, son George Dandin, l’Iphigénie de Racine, les premiers opéras de Quinault et Lully, qui furent créés dans le cadre de fêtes de cour. Les lieux demeurent, bien que transformés : le Palais Royal, Saint-Germain, Versailles… Les palais et les jardins fonctionnent comme autant de traces des lieux disparus qui ont servis de décor aux fêtes. Ainsi, le passé des fêtes persiste, tel une lumière trop vive qui aurait inscrit son empreinte sur nos rétines, suscitant toujours émerveillement et admiration.
Cette admiration semble réaliser le projet même des fêtes et des récits qui en rendent compte : les divertissements offerts par le roi à sa cour sont toujours « agréables », « admirables », « magnifiques », « merveilleux »… Les textes les décrivent avec force superlatifs, rendent compte du plaisir et de l’émerveillement des spectateurs et se proposent de produire le même effet sur leurs lecteurs. « [Les divertissements de Versailles] ont été trop éclatants et trop magnifiques, pour n’être pas un sujet d’admiration à un chacun[3] », affirme le numéro extraordinaire de la Gazette consacré à la première fête organisée par Louis XIV à Versailles, Les Plaisirs de l’île enchantée. Et il poursuit en se proposant d’en produire une « histoire » pour en « transporter le spectacle » dans tout le pays, voire dans toute l’Europe.
Comment alors comprendre cette admiration devant les fêtes de cour ? Le lecteur d’aujourd’hui retrouve-t-il, grâce à la force des récits et à la puissance de l’imagination, les émotions des spectateurs du passé, témoignant ainsi de la beauté du spectacle disparu ou de l’efficacité prolongée de la propagande dont il est le support ? Notre émerveillement signalerait alors l’existence, dans le spectacle du passé, de quelque chose – qu’on l’appelle beauté ou efficacité – qui serait capable de traverser le temps et de résister aux bouleversements aussi bien politiques qu’esthétiques pour réunir le courtisan du XVIIe et le citoyen du XXIe siècle dans une émotion partagée.
C’est cette apparente communion qu’il s’agit ici d’interroger, en étudiant des réceptions des fêtes de cour : des manières de les raconter, de se les approprier, de les utiliser pour agir. À partir du Balet comique de la Reine dansé en 1581 et du livre commémoratif dont il a fait l’objet, l’article de Benoît Bolduc met en lumière la succession d’appropriations diverses qui ont permis à l’événement de traverser l’histoire pour venir jusqu’à nous, non pas tel qu’il fût, mais transformé et chargé de significations toujours nouvelles. Ce parcours est aussi celui des décors de fêtes étudiés par Youri Carbonnier : créés pour des divertissements de cour, ils ne sont conservés que pour être ré-employés et transformés. La présence des fêtes dans notre actualité n’est pas le résultat d’une résurrection, mais d’une longue suite de ré-emplois, de transformations, de détournements. Les articles de ce volume étudient quelques-unes de ces appropriations et défont ainsi l’apparente unanimité des récits de fêtes. Claudine Nédelec fait entendre les critiques des fêtes de cour présentes dans les Mazarinades ; Marie-Claude Canova-Green, à partir d’un récit de Madeleine de Scudéry, et Laura Naudeix, en travaillant sur plusieurs récits d’une fête organisée par le Prince de Condé en 1688, montrent que l’expression de l’admiration elle-même peut être chargée de significations diverses, en fonction du lieu et de la manière dont elle est énoncée. À travers le cas limite d’une fête fictive, qui n’existe que dans le récit qui en est fait, Christophe Schuwey démontre que raconter une fête est aussi une manière d’agir dans le monde social. Là où les récits donnaient à entendre une admiration unanime et toujours renouvelée jusqu’au présent, les articles de ce dossier font apparaître des usages divers, des appropriations et des détournements, qui visent à intervenir dans des débats ou à agir sur le monde. Voilà qui conduit à interroger notre propre regard sur les fêtes et le sens qu’elles prennent aujourd’hui : c’est l’objet de l’entretien qui clôt ce dossier, autour de la re-création du Ballet royal de la Nuit.
Les fêtes de cour : des objets d’écriture
Cette étude de la réception des fêtes de cour se fonde sur un changement de point de vue. Là où l’histoire des spectacles prend pour objet la fête comme événement dont les écrits sont autant de traces, dans une démarche de reconstitution, nous nous proposons de faire de ces écrits les objets centraux de notre enquête.
L’historiographie des fêtes de cour est liée au développement des études théâtrales comme discipline académique : en 1956, la publication, sous la direction de Jean Jacquot, d’un premier volume d’études consacrées aux Fêtes de la Renaissance invente dans un même mouvement les fêtes comme objet d’études et les études théâtrales comme discipline capable de s’en saisir[4]. L’émergence de la nouvelle discipline rend possible les croisements – entre anthropologie, musicologie, histoire culturelle, études littéraires… – nécessaires à l’appréhension d’une forme aussi hybride. En même temps, la nécessité de distinguer cette nouvelle discipline de la discipline voisine, plus ancienne et plus légitime, que sont les études littéraires, conduit à relativiser l’importance des textes pour la compréhension des fêtes, et à les traiter comme autant de traces lacunaires de l’événement spectaculaire. L’attitude de la première spécialiste des ballets de cour, Margaret McGowan, à l’égard des vers écrits pour ces ballets est révélatrice. Si elle souligne l’intérêt qu’il y aurait à les intégrer à une étude de la poésie imprimée de l’époque, elle ne leur accorde aucun intérêt pour la compréhension des ballets et les exclut de sa propre analyse[5]. Dans l’histoire des fêtes telle qu’elle se constitue alors, les écrits valent comme des témoignages du spectacle disparu.
En plaçant les écrits au cœur de l’enquête, il ne s’agit pas d’opérer un retour au texte, mais d’adopter une démarche matérialiste, nourrie par les apports de la bibliographie matérielle et de l’histoire du livre[6]. Plutôt que d’envisager ces écrits uniquement comme des traces, il s’agit donc de les saisir dans leur réalité matérielle propre afin de comprendre leurs effets et leurs actions : la manière dont ils construisent la fête comme événement, dont ils la mettent en circulation et la transmettent[7], mais aussi l’utilisent pour intervenir dans des débats ou agir dans un contexte donné.
Partant, la fête sera considérée comme un « objet d’écritures ». L’article de Benoît Bolduc prend pour point de départ quelques lignes manuscrites en marge d’une relation du Balet comique de la Reine et étudie les appropriations des écrits suscités par ce ballet depuis les premiers traités théoriques sur le genre jusques aux mises en scènes contemporaines. Il montre que la place de ce ballet dans l’histoire des spectacles – premier « ballet de cour » français et origine de l’opéra – tient moins au spectacle lui-même qu’à sa mise en imprimés, qui a rendu possible et en quelque sorte programmé ces appropriations historiennes. La re-création du Ballet royal de la Nuit par Sébastien Daucé et l’ensemble Correspondances montre aussi à quel point notre conception des fêtes de cour est tributaire des conditions de leur mise en écriture. Pour faire entendre la musique de ce ballet, il ne suffit pas en effet de s’appuyer sur les partitions existantes et sur notre connaissance des règles de composition de l’époque, il faut aussi comprendre les contraintes et les projets qui en ont conditionnés le recueil, la transcription et l’archivage. Cette attention portée aux écrits modifie l’empan chronologique et spatial de la recherche : la temporalité des écrits n’est pas celle du spectacle. Mettre les écrits au cœur de notre enquête, c’est nécessairement poser la question de leur diffusion, de leurs réemplois éventuels, de leur transmission jusqu’à notre présent. Ce qui nous reste des fêtes n’a été conservé que dans la mesure où de nouveaux usages en étaient possibles : comme l’écrit Youri Carbonnier, la mémoire des fêtes est en même temps le laboratoire de créations nouvelles.
Les récits de fêtes, du témoignage à l’action
Si l’histoire des fêtes de cour a longtemps considéré les écrits suscités par ces fêtes comme autant de témoignages, c’est que ces écrits eux-mêmes revendiquent ce statut[8]. Ils mettent en scène leur distance par rapport à l’événement, dont ils se présentent comme de premières histoires. En se définissant comme des archives destinées à la postérité ou en adoptant des formes qui les rattachent à la littérature, ils revendiquent une forme d’extériorité par rapport à l’événement curial. Le récit du Divertissement royal de 1668 que Madeleine de Scudéry intègre dans sa Promenade de Versailles prend la forme d’une lettre insérée dans une conversation galante : l’écriture revendique son caractère littéraire, et se place ainsi dans une temporalité différente de celle de l’événement. Le récit que La Bruyère fait de la fête organisée par son protecteur le Prince de Condé, étudié par Laura Naudeix, s’insère lui aussi dans un texte qui revendique son statut littéraire : il est publié dans la quatrième édition des Caractères, qui ont déjà rencontré un grand succès. En critiquant les autres récits de la fête, La Bruyère parvient à désigner son propre récit non pas comme un écrit de commande, inscrit dans une relation de clientèle, mais comme une écriture à distance de l’événement et des relations de pouvoir. La fabrication de cette distance est caractéristique du dispositif informationnel mis en place par la monarchie absolue[9]. Les récits de fêtes, comme les gazettes, les partitions manuscrites du cabinet du roi, les recueils de dessins de décors et de costumes… contribuent à une forme d’auto-archivage de la monarchie. C’est pourquoi il importe de ne pas les traiter comme de simples traces, plus ou moins objectives, des divertissements : il s’agit de restituer leur inscription dans l’événement, de tenter de saisir en quoi cette prétention à l’archive participe de leur action et de comprendre comment ils utilisent l’événement de la fête pour intervenir dans le monde social.
Pour ce faire, les récits de fêtes fictives étudiés par Claudine Nédelec et Christophe Schuwey sont des objets privilégiés. Qu’il s’agisse des fêtes burlesques présentes dans les pamphlets contre Mazarin ou de la fête fictive du « Parlement d’Amour » de Donneau de Visée, la prétention de ces récits au témoignage est perçue comme un dispositif fictionnel, dont il s’agit d’éprouver l’efficacité. Les mazarinades sont des textes d’action, pleinement inscrits dans l’événement : si elles empruntent la forme du récit de fête, c’est pour mieux retourner les formes traditionnelles de la célébration du pouvoir – description de divertissements magnifiques et interprétations allégoriques – contre le pouvoir. Quant au « Parlement d’Amour », il emprunte au récit de fête la pratique des listes ordonnées de noms pour produire et publier une représentation de l’ordre social. En utilisant cette forme pour publier un ordre social alternatif, et peut-être pour faire commerce des places dans ce « royaume de papier », il révèle l’efficace du récit de fête comme espace de publication. Emprunter au récit de fête ses formes et s’approprier dans le même mouvement son lien au pouvoir est un moyen d’intervenir dans le monde social par l’écrit. L’écriture des fêtes apparaît alors comme une manière de se saisir de l’événement pour agir.
Étudier la réception des fêtes, ce n’est donc pas rechercher dans les écrits du temps des traces de leurs effets sur les spectateurs : leurs émotions nous restent inaccessibles. Il s’agit plutôt de poser la question de ce qu’on fait quand on raconte, quand on met en écrit ou en images une fête, quand on l’archive ou qu’on en transmet la mémoire[10].
Publier la cour pour la configurer
La manière dont Donneau de Visée s’approprie le récit de fête dans L’Amour échappé apporte une première réponse à cette question : raconter une fête, c’est d’abord une action de publication[11]. Les écrits suscités par les fêtes publient la puissance de l’organisateur – sa dépense, et donc sa magnificence, mais aussi sa force – et les relations qu’il entretient avec ceux qui l’entourent et à qui il offre le divertissement. Les récits de la fête de 1688 étudiés par Laura Naudeix revendiquent ainsi la puissance guerrière de l’organisateur, Henri-Jules de Bourbon Condé, alors même qu’il n’a aucun titre de gloire militaire à son actif : la fête est présentée comme l’envers ludique de la guerre ; les compétences et les moyens requis pour l’organiser sont ceux d’un bon chef d’armée. Dans le même temps, les récits de la fête définissent la place de Condé à la cour, et plus particulièrement ses relations avec le destinataire des divertissements, le Dauphin.
En nommant les participants, en les situant dans des hiérarchies, les mises par écrit des divertissements de cour définissent et donnent à lire un état de la cour, qu’ils présentent avec la force de l’évidence. L’écriture des fêtes s’apparente alors à l’écriture des cérémonies : il s’agit de donner à voir l’ordre de la cour et d’en conserver la mémoire pour mieux le faire respecter. Mais là où le cérémonial définit le rang de manière prescriptive et en s’appuyant sur des droits, le divertissement est plus souple. Dans le temps du divertissement, les hiérarchies établies peuvent être temporairement négligées, transgressées ou renégociées. La mise par écrit de cet ordre des fêtes, qui plus est dans des écrits qui prétendent au statut d’archives, pérennise ces écarts et les justifie. En 1664, la relation officielle des Plaisirs de l’île enchantée présente les jeunes courtisans qui composent l’entourage de Louis XIV, notamment à travers le récit d’une course de bagues [Fig. A, B, C, D]. Beaucoup ont été faits ducs la même année, et doivent leur position à la cour à la fidélité dont ils ont fait preuve pendant la Fronde. Cette hiérarchie fondée sur la faveur que la relation présente comme une évidence peut, dans d’autres récits, être contestée. Lorsqu’Olivier d’Ormesson évoque dans son Journal la fête des Plaisirs de l’île enchantée, il souligne que « MM. De Guise, d’Elbeuf n’avaient quasi pas un trou pour se mettre à couvert »[12]. Il réinterprète l’ordre de la fête comme un désordre, dans lequel les plus grands seigneurs du royaume ne sont pas respectés.
Contrairement aux récits de cérémonies, les récits de fêtes ne font pas autorité. Néanmoins, ils publient des hiérarchies alternatives à celle du rang et les archivent, alors même que la faveur sur laquelle elles sont fondées est par nature éphémère. Il est difficile d’évaluer l’efficacité de telles publications. Mais le fait même que la forme du récit de fête puisse être utilisée par Donneau de Visée pour construire son « royaume de papier » révèle leur importance dans une société régie par le rang mais où le rang est sans cesse menacé[13]. La confrontation de ces différentes opérations de publication met au jour non seulement des rivalités et des conflits, mais aussi un débat sur les valeurs qui fondent le pouvoir. La relation officielle des Plaisirs de l’île enchantée insiste sur le rôle du mérite personnel et de la faveur royale qui le récompense pour définir le pouvoir des nobles les plus proches de Louis XIV. Mais un autre récit de la même fête, dans une série de manuscrits ornés offerts aux participants, réintroduit les titres de noblesse et la généalogie comme éléments fondateurs du pouvoir des courtisans. Les divergences entre les deux récits révèlent un débat sur les relations entre la noblesse et le roi[14].
De la sorte, les écrits suscités par les divertissements font partie du vaste ensemble des « écrits de cour »[15], c’est-à-dire des écrits qui contribuent, par des opérations de publication et d’archivage, à fabriquer la cour comme lieu de pouvoir. Dans cet ensemble, leur spécificité est d’associer étroitement plaisir et pouvoir : le pouvoir y est défini comme dispensateur de plaisirs (aux convives de la fête et plus largement aux lectrices et lecteurs du récit)[16]. Ils sont donc un lieu privilégié pour penser les relations entre le pouvoir politique et les arts, et pour mener un débat sur la légitimité des usages politiques du plaisir.
Instituer les lettres et les arts
Les écrits produits autour des divertissements de la cour documentent les relations entre le pouvoir et les artistes. Dans le cas des Plaisirs de l’île enchantée, des comptes témoignent d’une commande passée par Louis XIV à Molière ; la relation officielle de la fête nomme Molière et sa troupe et inclut le texte de la comédie-ballet créée pour l’occasion, La Princesse d’Élide [Fig. D] . Mais cette inscription de la relation entre le roi et Molière dans des écrits n’est pas une simple trace de l’événement : là encore, elle est une action, et fait l’objet de conflits. Plusieurs relations de la fête ne nomment pas Molière, d’autres le nomment pour le condamner. Au moment des fêtes, la troupe officielle du roi est encore la troupe de l’Hôtel de Bourgogne, rivale de celle de Molière. C’est pourquoi, la relation officielle des fêtes, en affichant la commande passée par Louis XIV à Molière et en revendiquant une relation privilégiée entre le comédien et sa troupe d’une part et le pouvoir royal d’autre part, produit un véritable coup de force, qui prépare l’obtention de la protection royale quelques mois plus tard. Pendant Les Plaisirs de l’île enchantée, Molière n’a pas seulement créé La Princesse d’Élide : il a aussi présenté au roi et à sa cour une première version du Tartuffe, aussitôt interdite. Lorsque la relation officielle des fêtes paraît, l’« affaire Tartuffe » fait rage. En fixant un récit officiel de la première représentation, de l’appréciation du roi et des raisons de son interdiction, la relation prend parti dans la polémique[17]. Le récit de fêtes apparaît donc bien comme un texte d’action, qui publie et définit les relations entre les gens de lettres et le pouvoir.
L’article de Marie-Claude Canova-Green montre que le récit de la fête de 1668 que Madeleine de Scudéry a inséré dans La Promenade de Versailles est le lieu d’une opération du même type. La définition des relations de l’autrice avec le pouvoir de Louis XIV est d’emblée problématique : proche des Frondeurs, puis du surintendant Fouquet que Louis XIV a disgracié en 1661, Scudéry fait figure de ralliée au pouvoir royal. Décrire Versailles et faire le récit de la fête de 1668 sont autant de manières de figurer ce ralliement. Mais le choix d’une écriture qui multiplie les détours – délégation de la parole, lettre insérée dans le récit, prétéritions et refus de raconter les éléments centraux de la fête – revendique la liberté de l’autrice dans le lieu même de l’éloge le plus convenu.
Rapprocher plusieurs écrits produits autour des fêtes met en lumière non seulement une possible concurrence entre divers écrivains prétendant à la protection royale, mais aussi une forme de débat sur les relations entre le pouvoir et les artistes, artisans ou gens de lettres qui contribuent à sa gloire. Ce débat porte à la fois sur les aspects institutionnels de cette relation – Laura Naudeix cite les critiques de La Bruyère contre ceux qui sont payés pour écrire et qui profitent de la magnificence du pouvoir pour se faire valoir en publiant leur nom dans les relations de fêtes – et sur ses aspects esthétiques : quelle écriture est la plus à même de publier la gloire ? La Bruyère encore, associe la dépendance des écrivains protégés à une écriture complimenteuse sans véritable efficacité, et leur oppose sa propre posture de retrait qui garantit la valeur de son éloge. Dans un moment d’institution des lettres et des arts[18], l’écriture des fêtes de cour contribue ainsi à configurer les relations entre le pouvoir et les artistes, et à définir ce qui fait la valeur, à la fois esthétique et politique, de la littérature et des arts.
Un débat sur les usages politiques du plaisir dont nous sommes les héritiers
Des pamphlets contre Mazarin étudiés par Claudine Nédelec jusqu’aux Caractères de La Bruyère cités par Laura Naudeix, l’écriture des fêtes est le lieu d’un débat sur la magnificence du pouvoir. À l’interprétation de la magnificence des fêtes comme manifestation de puissance s’opposent plusieurs discours critiques, qui la condamnent au nom des valeurs chrétiennes (La Bruyère), en font un signe de cupidité (les mazarinades), voire de tyrannie. Ce débat trouve sa traduction dans la politique d’économie de l’administration royale mise en lumière par Youri Carbonnier dans la seconde moitié du XVIIIe siècle : l’organisation des divertissements de cour doit alors répondre à la fois aux exigences de magnificence et d’économie, et les ré-emplois de décors antérieurs sont l’une des conséquences de ces exigences contradictoires.
La critique de la magnificence est à la fois économique, éthique et politique : elle relève d’un débat plus large sur la légitimité des usages politiques des plaisirs. À l’image d’un pouvoir galant, juste parce qu’agréable, développée notamment par les récits des fêtes de Louis XIV, elle oppose l’idée que les plaisirs relèvent de la satisfaction de désirs privés, et que leur usage politique est le signe d’un mauvais gouvernement, injuste et tyrannique. L’une des premières images satiriques dirigées contre Louis XIV, réalisée par le peintre hollandais Joseph Werner vers 1670, représente le roi en satyre accompagné de sa maîtresse, Mme de Montespan[19]. Tous deux prennent part à une fête : un festin leur est servi par des amours. Mais au-dessus d’eux, des allégories de la faim, de la maladie et de la guerre s’abattent sur la France. Les plaisirs d’un roi débauché font les malheurs du pays. Raconter les fêtes ou les mettre en image implique de définir la valeur des plaisirs : doivent-ils être célébrés ou condamnés ? qu’est-ce qui fonde leur légitimité ? Éthique et politique sont étroitement liées : condamner les plaisirs du prince, c’est condamner son pouvoir. L’écriture des fêtes prend position sur le statut du plaisir et en qualifie les usages politiques : à une représentation galante qui valorise le partage des plaisirs comme manifestation d’un pouvoir agréable s’opposent d’autres écritures – le récit licencieux rejoignant ici la critique chrétienne –, qui renvoient le plaisir au domaine privé et en disqualifient les usages politiques comme tyranniques[20].
Ce débat éclaire les enjeux contemporains de l’écriture ou de la recréation des divertissements de cour : écrire l’histoire des fêtes ou les porter à nouveau à la scène implique de prendre à notre tour position dans ce débat sur les enjeux politiques des plaisirs. Tout un pan de l’historiographie des fêtes, qui les analyse au prisme du « goût du roi »[21], de ses amours ou de sa jeunesse, hérite des discours polémiques qui à l’époque condamnaient les plaisirs de la cour comme relevant du domaine privé. Nous avons pris l’habitude de considérer les plaisirs comme relevant du domaine privé, voire de l’intime, quand le politique relève du public, du commun. Les deux termes nous apparaissent comme antinomiques, au point que l’irruption des plaisirs en politique a toujours quelque chose de suspect. L’étude de l’écriture des fêtes de cour vient interroger ce partage du plaisir et du pouvoir en dévoilant sa généalogie polémique. C’est peut-être aux XVIIe et XVIIIe siècles, dans le débat sur les plaisirs du roi et de sa cour, que se configurent les relations entre plaisirs et pouvoir politique dont nous sommes les héritiers.
À la lumière de ces considérations, la revendication de plaisirs « hors du temps » capables de susciter la même admiration chez le spectateur du XXIe siècle que chez le courtisan du XVIIe siècle apparaît comme une prise de position dans le débat sur les usages politiques des plaisirs. Sébastien Daucé affirme avoir voulu éviter de faire de son Ballet royal de la nuit un spectacle politique. Cet évitement revendique une séparation radicale des plaisirs, notamment esthétiques, et du politique. La valeur du ballet, de sa musique, est indépendante de son contenu politique ; plus : la dimension politique du ballet doit être occultée pour qu’il puisse révéler toute sa valeur esthétique. L’occultation des enjeux politiques du plaisir – ce que nous appellerons sa dépolitisation – est présentée comme la condition de sa légitimité et de son actualité. C’est ainsi que, sur la scène contemporaine, les divertissements de cour demeurent un objet privilégié pour définir les relations entre esthétique et politique, entre plaisirs et pouvoirs.
Étudier l’écriture des fêtes de cour conduit à interroger notre propre manière d’écrire l’histoire de ces divertissements, et plus largement l’histoire des spectacles : quel récit historique peut-on produire, qui ne reproduise pas la représentation du pouvoir construite par la monarchie ou par ses opposants ? Nous avons tenté ici de défaire l’apparente univocité du récit pour donner à voir la diversité des écrits qui se sont appropriés les fêtes ; restituer des débats, des divergences, voire des rapports de force ; et mettre au jour la longue succession d’usages variés qui ont transmis les fêtes de cour jusqu’à nous. Ce faisant, nous n’avons pas tant contribué à une histoire des spectacles qu’à une histoire de leurs usages sociaux et politiques : une histoire qui vient interroger, au présent, la relation que nous entretenons avec ces objets du passé.
Ce volume est issu d’une journée d’études organisée avec le soutien de l’équipe Textes et Cultures de l’Université d’Artois (EA 4028) et de la Maison Européenne des Sciences de l’Homme et de la Société (Lille – Nord de France), dans le cadre du projet Merveilles de la cour. Sans Claudine Nédelec, cette journée d’études n’aurait pas pu avoir lieu : qu’elle en soit ici remerciée.
Notes
[1] Citation extraite de la page consacrée aux « Fêtes galantes » sur le site « Château de Versailles Spectacles » : https://www.chateauversailles-spectacles.fr consultée le 21 avril 2019.
[2] Pour ces dessins, croquis et estampes, voir Jérôme de La Gorce et Pierre Jugie, Dans l’atelier des menus plaisirs du roi. Spectacles, fêtes et cérémonies aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Archives nationales ; Versailles, ArtLys, 2010.
[3] Recueil des gazettes parues pendant l’année 1664, 1665, p. 481.
[4] Jean Jacquot (dir.), Les Fêtes de la Renaissance, I, Paris, CNRS, 1956.
[5] Margaret McGowan, L’Art du ballet de cour en France, 1581–1643, Paris, CNRS, 1963, p. 141 et 153. Ce choix est discuté par Claudine Nédelec et Marie-Claude Canova-Green dans leur introduction aux Ballets burlesques pour Louis XIII. Danse et jeux de transgression (1622–1638), Toulouse, SLC, 2012, p. XXIII.
[6] Le premier à avoir ainsi interrogé la réception des fêtes à partir de la matérialité des écrits dont elles sont l’objet est Roger Chartier, dans son article « George Dandin ou le social en représentation », dans Annales. Histoire, Sciences Sociales. 49e année, N. 2, 1994. p. 277–309.
[7] Dans la continuité des travaux de Benoît Bolduc sur les « fêtes de papier ». Voir en particulier La Fête imprimée, Paris, Classiques Garnier, 2016.
[8] Voir Marine Roussillon, « Raconter les fêtes de cour : publier, archiver, agir », Bulletin du Centre de recherche du château de Versailles [En ligne], 2019, consulté le 22 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org
[9] Comme l’a montré Dinah Ribard : « Des journalistes à la cour », Bulletin du Centre de recherche du château de Versailles [En ligne], 2019, consulté le 19 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org
[10] Dans la continuité des travaux menés au GRIHL sur les relations entre écriture et action. Voir : GRIHL, Écriture et action : une enquête collective, Paris, Éditions de l’EHESS, 2016 ; ainsi que les travaux qui proposent une relecture des Mémoires et des témoignages comme textes d’action, notamment : Christian Jouhaud, Nicolas Shapira, Dinah Ribard, Histoire, Littérature, Témoignage – Écrire les malheurs du temps, Paris, Gallimard, 2009.
[11] Sur cette notion, voir le volume collectif du GRIHL, De la publication, Paris, Fayard, 2002.
[12] Olivier Le Fèvre d’Ormesson, Journal, entrée du 13 mai 1664, Paris, Imprimerie impériale, 1860-1861, t. II, p. 142.
[13] Voir Fanny Cosandey, Le rang. Préséances et hiérarchies dans la France d’Ancien Régime. Paris, Gallimard, 2016.
[14] Voir Marine Roussillon, « La visibilité du pouvoir dans Les Plaisirs de l’île enchantée : spectacle, textes, images », Kirsten Dickhaut, Markus Castor et Jörn Steigerwald (dir.), Papers on French Seventeenth Century Literature, 80, 2014, p. 103-117.
[15] Étudiés par Pauline Lemaigre-Gaiffier et Nicolas Schapira (dir.), Archiver la cour, Bulletin du Centre de recherche du château de Versailles [En ligne], 2019. Consulté le 22 avril 2019. https://journals.openedition.org
[16] Sur cette représentation galante du pouvoir, voir Alain Viala, La France galante, Paris, PUF, 2008 ainsi que mes articles sur les fêtes de Louis XIV : « Amour chevaleresque, amour galant et discours politique de l’amour dans Les Plaisirs de l’île enchantée (1664) », Kirsten Dickhaut et Alain Viala (dir.), Les Discours artistiques de l’amour à l’âge classique, Littératures classiques, 69, automne 2009., p. 65-78 ; et « Roi danseur, roi guerrier : force et galanterie dans le Divertissement royal », dans Laura Naudeix (dir.), Molière à la cour : Les Amants magnifiques en 1670, Presses universitaires de Rennes, à paraître en 2019.
[17] Voir Marine Roussillon, « Tartuffe entre interdiction et création », dans J.-M. Hostiou et A. Tadié (dir.), Querelles et création en Europe à l’époque moderne, Paris, Classiques Garnier, 2019.
[18] Voir Alain Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Éditions de Minuit, 1986 ; Christian Jouhaud, Les Pouvoirs de la littérature, histoire d’un paradoxe, Paris, Gallimard, 2000 ; Deborah Blocker, Instituer un « art ». Politiques du théâtre dans la France du premier XVIIe siècle, Paris, Champion, 2009.
[19] Ce tableau est reproduit et analysé dans Isaure Boitel, L’Image noire de Louis XIV, Provinces-Unies, Angleterre (1668–1715), Ceyzérieu, Champ Vallon, 2016, p. 169-170.
[20] Sur ce débat, voir Marine Roussillon, « Théâtre et pouvoir avant l’institution : La Princesse d’Élide dans et après Les Plaisirs de l’île enchantée », Jeanne-Marie Hostiou, Jessica Goodman, Stéphanie Loncle et Marine Roussillon (dir.), « Les Théâtres institutionnels (1660-1848). Querelles, enjeux de pouvoir et production de valeurs », Revue d’Histoire du théâtre, 2014-1 (janvier–mars), p. 15–24.
[21] Pour une critique du « goût du roi », voir Christian Biet, « Le roi, les ambrettes, le théâtre et la fiction du goût », dans Jean Duron (dir.), Le Prince et la musique. Les passions musicales de Louis XIV, Mardaga, 2009, p.137-150.
Pour citer cet article
Marine Roussillon, « Introduction : Récits et imaginaires des fêtes de cour », Revue d’Histoire du Théâtre numéro 282 [en ligne], mis à jour le 01/02/2019, URL : https://sht.asso.fr/introduction-recits-et-imaginaires-des-fetes-de-cour/