Revue d’Histoire du Théâtre • N°261 T1 2014
Introduction – Théâtres, institutions, querelles : remarques sur quelques enjeux de l’histoire des pratiques artistiques
Par Alain Viala
Résumé
L’institution de la vie théâtrale témoigne de la nécessité, pour le régime absolutiste, de contrôler la production culturelle dans le cadre d’une construction idéologique. A mesure qu’elle se développe, l’institution est mise en cause par des pratiques adverses qu’elle rejette ou au contraire intègre en les légitimant au cours d’épisodes polémiques où se redéfinissent les valeurs. De la naissance progressive d’un système institutionnel au XVIIe siècle jusqu’à sa profonde remise en cause au XIXe siècle, ce dossier interroge le rôle structurant des querelles dans la normalisation de la vie théâtrale et des pratiques dramatiques.
Texte
Préface – Théâtres, institutions, querelles
| Remarques sur quelques enjeux de l’histoire des pratiques artistiques
Quiconque est un peu curieux d’histoire de la culture a été frappé par le fait que l’art dramatique est un de ceux, sinon celui, qui a fait l’objet de l’institution la plus ancienne, en même temps que la plus durable ; disons : des Dionysies antiques aux multiples festivals d’aujourd’hui. On peut même noter que ce fait n’est pas propre à l’Occident : même s’ils n’ont été fixés et institués qu’au XVIIe siècle, le Nô et le Kabuki au Japon et le Kathakali en Inde le sont néanmoins de fort longue date. Cette ancienneté, voire cette primauté par rapport à d’autres formes artistiques, invitent à l’évidence à s’interroger sur leurs causes, leurs conséquences et leurs significations.
La cause profonde réside sans doute dans le caractère collectif et spectaculaire du théâtre. Les travaux – un peu trop négligés aujourd’hui me semble-t-il – de Jean Duvignaud [1] en ont, voici un certain temps, souligné les enjeux sur le plan symbolique : dans l’art dramatique, une collectivité se met en scène et élève ses fantasmes collectifs en rites esthétiques. En même temps, la représentation suppose le rassemblement et, par là, la perception à la fois collective et simultanément instantanée des images ainsi élaborées. Donc une situation propice au sentiment de partage dans le fait d’être ensemble devant ces images, un partage du sensible « en direct », en quelque sorte (et dans ce cas l’expression de « partage du sensible », que je reprends de Jacques Rancière [2], s’applique de façon très concrète aux groupes rassemblés par le spectacle).
Ces faits fondamentaux vont de pair avec un autre, d’ordre économique (et trop souvent sous-estimé) : une nécessité d’investissement financier lourd. Le théâtre coûte cher à produire, et engage une rotation de capital lente, donc difficile, contradictoire, voire aberrante en termes financiers, donc potlachique en termes sociaux. Lorsque, dans la cité grecque antique, les archontes désignaient les chorèges et leur assignaient la charge de produire les spectacles des Dionysies, ces choreutes engageaient une mise de fonds au moyen de laquelle ils se trouvaient en posture d’incarner symboliquement la communauté – ce qui les plaçait en position de possibles leaders politiques. Et l’investissement que supposaient ces liturgies (dont les spectacles, rappelons-le au passage, n’étaient qu’une partie) se consumait dans l’instant de la réalisation. En règle générale, et même, ailleurs et ensuite, pour des spectacles où est exigé un prix d’entrée élevé, le rapport entre les frais indispensables à engager (bâtiments, costumes, frais de production, paiement des acteurs, etc.) et les recettes possibles est défavorable. Le théâtre, art coûteux, ne produit pas de profits financiers dans la réalisation d’un spectacle unique ; il ne peut dégager une éventuelle rentabilité financière (toujours pour le moins aléatoire lorsqu’il faut subvenir aux besoins d’une salle et d’une troupe) que par la répétition de la performance, donc d’un moment qui, il faut le rappeler, est par son principe unique en lui-même.
Il est donc logique, car, en quelque sorte, inhérent à la nature de cet art, qu’il soit institué : son rendement symbolique élevé fait contraste et duo avec la nécessité d’y risquer de l’argent qui ne fera peut-être pas de profit ; or quel meilleur moyen de signifier que quelque chose « vaut la peine » (ou « vaut le prix »), donc que cette chose a de la valeur, que d’y engager des sommes qu’on risque fort de ne pas récupérer ?
Mais la spécificité de l’art théâtral repose aussi sur sa double nature [3] : la performance est unique, mais l’existence d’un texte qui la fonde la rend transférable. Non pas répétable parfaitement à l’identique : chaque représentation, on le sait, a ses particularités, irréductibles, même quand la reprise de la même mise en scène par les mêmes acteurs, avec les mêmes costumes, décors, lumières, accessoires, conserve une identité profonde. Mais, au moins dans le cas du théâtre « à texte », cette identité peut s’inverser dans l’écrit : de sorte que par-delà les variations, qui peuvent être considérables, des spectateurs de représentations différentes de Phèdre, Hamlet ou Woyzeck ont à cet égard quelque chose en commun, d’avoir vu Phèdre, Hamlet ou Woyzeck. Et une part de cette part commune existe même pour ceux qui ne l’auront pas vu mais lu.
De sorte qu’à cet égard, l’art théâtral se trouve dans une position moyenne entre deux extrêmes dans la gamme des arts. L’un de ces extrêmes est la peinture, en particulier la fresque. Un tableau est unique, toute copie implique une perte par rapport à l’original ; et si encore des bonnes copies, voire des doublons, sont possibles, cela disparaît quand il s’agit de fresques : la Sixtine ne donne son émotion propre qu’en sa place. À l’extrême opposé, la lecture s’accommode de la copie : les Illusion perdues vont fort bien à lire pour peu qu’on dispose d’une bonne édition. Gain en transfert de ce côté-ci, au prix d’une moins grande densité physique dans la réception ; plus grande densité physique mais perte de circulation de ce côté-là ; le théâtre, lui, peut négocier entre les deux. Si la « copie » qui lui est propre, la réitération de représentations, est possible, alors il peut toucher un public plus étendu, et se faire commercial. Le commerce social symbolique (avoir la même culture) se fait aussi commerce matériel. L’institution d’un tel art peut donc prendre une double forme : collective avec financement public, collectif, et privée, avec achat de billets d’entrée. Et lorsque le privé relaie ainsi le «public », l’institution atteint l’apogée de sa force.
J’ai employé à plusieurs reprises, jusqu’ici, le terme d’ « institution » sans autre forme de précision, en prenant appui sur le simple constat d’investissements collectifs qui mettait en évidence (« en valeur ») des pratiques (dans le cas présent, des arts). Mais il convient je pense de faire une pause pour regarder d’un peu plus près, ce terme, cette notion et les concepts qui vont de pair.
Notamment parce qu’il faut sans doute sans cesse remettre en mémoire qu’une institution, c’est une pratique érigée en valeur. Exemple-type (à titre de simple rappel commode et rapide) : le mariage ; la formation d’un couple qui met ses ressources en commun a été érigée, de pratique concrète, en cérémonie, en contrat, en sacrement et en article du Code Civil. Autres exemples, dans l’ordre des pratiques dites culturelles : la langue, l’instruction, la lecture, la recherche, etc. Les nécessités de la gestion des valeurs ainsi reconnues ont conduit à l’érection d’organismes qui en ont la charge et qui sont des institutions en un second sens du terme : l’Académie française pour la langue, l’École pour l’instruction, les bibliothèques publiques, le CNRS… Restons-en là pour ce rappel, tout cela est assez patent ; mais le rappel était nécessaire pour souligner qu’il ne peut en aucun cas être question de faire l’histoire et l’analyse de tel ou tel de ces organismes en lui-même (ce qu’ils font, pour leur compte, assez souvent néanmoins) mais bien en fonction des enjeux de valeurs dont il est porteur.
Précisons un peu encore à partir de cela. Une institution au sens premier, c’est la constitution d’un lieu commun. Ainsi la langue instaure un espace commun de communication, l’École, de formation, etc. Mais chacun sait que les disputes, par exemple à propos de la langue ou de l’enseignement, ont été et sont toujours légion (les exemples sont en telle abondance qu’on se dispensera ici d’en donner des listes et chacun pourra voir dans cette formulation a minima autant d’allusions qu’il voudra). La chose est de toute évidence logique : si un lieu est commun, alors la question se pose de savoir comment l’occuper, de quelles manières on doit s’y comporter ensemble. C’est, en d’autres termes, non pas tant la question des valeurs (par exemple l’instruction est généralement admise comme une valeur) que de la valeur (ou des valeurs) de ces valeurs (une instruction humaniste ou technique, laïque ou confessionnelle.. .). En d’autres termes encore, l’institution est un lieu de pouvoir, c’est-à-dire de lutte pour s’approprier, en s’appropriant l’institution, le pouvoir de dire quelle façon de se comporter est tenue pour légitime. Les conflits à propos de l’École le montrent assez.
L’institution est donc un lieu où la force (des rapports bruts de forces) se fait pouvoir (pour reprendre une formule chère à Louis Marin) en ce qu’elle se manifeste sous les espèces des valeurs et du contrôle et maniement de ces valeurs, de leur mise en discours et en images. Elle permet ainsi que les conflits se jouent sur un mode discursif et non sur celui de l’affrontement à main armée. L’institution n’est donc pas en soi un lieu de pacification absolue, mais un cadre pour que les luttes s’accomplissent dans l’ordre symbolique et non dans le combat physique. Il est donc tout à fait logique qu’elle soit un lieu et un enjeu de querelles.
Et puisque je viens de dire « querelle », il convient, ici aussi, de préciser un peu les sens et enjeux de ce terme [4]. Pour désigner les affrontements dans l’ordre symbolique, il existe en français toute une gamme de mots : querelles, disputes, controverses, polémiques, voire contestations, différends ou même débat (sans parler des métaphores fréquentes en la matière comme « bataille », voire « guerre »)… Le français – à la différence d’autres langues – a accordé une place considérable, voire privilégiée, à celui de « querelle ». Ce qui tient sans doute à une raison historique : la France, pays de longue date très centralisé, est dotée d’un réseau particulièrement dense d’institutions, notamment culturelles, nationales, et ainsi d’un réseau propice à ces affrontements et débats. Le mot de « querelle », relativement savant à l’origine, a gardé trace de son étymologie latine, querela, qui signifiait la plainte, la situation où un individu qui s’estimait lésé par un acte ou des propos (en ce cas, un acte verbal) d’un autre en formulait une plainte de dol en appelant à un jugement qui lui donnerait réparation. La structure de base est donc : un acte ou discours tenu pour préjudiciable, une plainte, et un jugement. Sur ce schéma premier, les variations peuvent bien sûr se multiplier : celui qui s’estime lésé peut se plaindre lui-même ou se faire représenter par un ou des avocats, l’incriminé peut répondre ou faire répondre, il peut y avoir des réponses aux réponses, un jugement et un appel, ou non, etc. Reste que la querelle inclut en général une connotation de dol.
Ce en quoi elle se distingue possiblement de la « dispute », qui ne l’inclut pas forcément au départ. Héritière de la disputatio, donc de l’exercice d’éloquence qui met en présence, sur un sujet donné, les opinions possibles, elle vise non pas à la réparation, comme la querelle, mais à dégager le meilleur (le plus vrai ou le plus juste ou le plus bienfaisant) ; et les experts en disputes pouvaient devenir des controversistes, la « controverse » supposant une dispute où il y va du « vrai », en matière de science ou, surtout, de religion. Certes les frontières entre les trois termes ont pu souvent être floues, reste que les trois, avec leurs dérivés et synonymes, forment bien un espace de confrontations où le rôle crucial est tenu par le verbal et que la « querelle », impliquant l’idée de dol, implique un manquement à des valeurs qui devraient, estiment leurs tenants, être par tous reconnues comme légitimes.
Il va de soi que ces affrontements verbaux peuvent prendre des formes multiples. Un libelle, un pamphlet, une lettre ouverte peuvent servir à attaquer mais aussi à se plaindre d’une attaque, ou encore à répliquer à une plainte. Les textes concernés peuvent expliciter leur visée dans leur titre (avec des intitulés tels que « critique » ou « réponse »), mais aussi rester flous (« lettre », « discours »…). Enfin et surtout, ils relèvent tous de l’éloquence, soit directement (« lettre », « discours », « réponse »…) mais aussi bien indirectement, en recourant à la fiction, depuis la lettre ouverte (ainsi les Provinciales) ou le dialogue (Rousseau juge de Jean-Jacques) jusqu’au roman ou à la pièce de théâtre : et c’est sans doute là une autre raison de la place privilégiée du terme de « querelle », car on n’associe guère la fiction à la dispute ou à la controverse, mais elle peut, en revanche, s’en donner à cœur joie dans les querelles.
Ces quelques précisions notionnelles à propos des « querelles » et des « institutions » (je ne crois pas nécessaire de les détailler davantage ici) permettent, je pense, de revenir avec quelques éléments d’analyse de plus vers le cas du théâtre comme institution culturelle, dans la France moderne.
Si on regarde les origines, aux XVIIe et XVIIIe siècles, des théâtres modernes qui existent toujours aujourd’hui, nos « théâtres institutionnels » ou « officiels », en France, la double logique que j’indiquais plus haut apparaît de façon particulièrement frappante. Théâtres « officiels », donc théâtres d’État que l’Opéra (comme Académie royale de musique et de danse), la Comédie-Française et l’Opéra-Comique. Or l’État fonctionne comme un collecteur et un re-distributeur de la richesse collective. Aussi il assigne à chaque pratique qu’il subventionne une place dans l’échelle des valeurs reconnues par la collectivité (ou, en d’autres termes, les membres de la collectivité en ce qu’ils sont contribuables reconnaissent de facto une importance à cette pratique en ce que leurs impôts contribuent à la financer, et ce même dans le cas où ils n’en sont pas personnellement usagers). Financer une troupe sur des fonds publics constitue donc une déclaration de la valeur de l’art qu’elle pratique.
Mais les créations de ces théâtres ont constitué, dès l’origine, des opérations indissociablement symboliques et commerciales. En établissant des troupes officiellement reconnues et protégées, l’État, autant et plus qu’il leur apportait un soutien financier, instaurait des règles spécifiques pour un secteur du marché des biens symboliques (exclusivité des dialogues en français au « Français », exclusivité des genres musicaux pour les autres [5]…). Se dessine ainsi une différence avec les Dionysies : dans celles-ci, les riches donnent (offrent) les spectacles ; dans l’usage moderne, l’évergétisme privé est l’exception et la subvention sur contributions désigne ce qui est alors affiché comme le « bon usage » des ressources communes. Il s’agit donc bien d’une opération d’attribution de valeur financière commune à des valeurs esthétiques, postulées, par ce fait même, comme communes. Mais – et ce « mais » est capital – se greffe là-dessus une seconde différence : comme cette attribution n’est pas financièrement suffisante, elle constitue en fait une indexation et une incitation : indexation de ce qui mérite d’être collectivement reconnu comme valeur (entretenir le répertoire des grands dramaturges français par exemple) et incitation à les fréquenter (sans quoi l’institution ne peut subsister à terme).
La politique culturelle d’Ancien Régime avait une cohérence indéniable. Instituer la Comédie-Française et l’Opéra, c’était désigner une instance qui pouvait assurer la représentation idéale (et d’ailleurs idéalement créée devant le roi et la cour), et sa duplication pour le public « client » (non qu’il n’y ait eu des distorsions entre les « créations » et les réitérations, et entre les représentations à la cour et celles « à la Ville », on le sait, mais il subsistait une concordance suffisante pour que la collectivité se sentît, à chaque occasion, mise en scène en tant que telle). Et cet équilibre permet(tait), en joignant dualité statutaire (subvention et commerce) et langagière (texte et spectacle), que fonctionne la double économie de l’institution théâtrale.
Or cette logique de double économie qui caractérise la situation du théâtre comme institution depuis sa reconnaissance officielle au XVIIe siècle en fait un lieu particulièrement approprié de discussion sur la valeur des valeurs. Parce qu’elle est à la fois subvention d’État et incitation à l’achat, l’institution moderne instaure bien une médiation de la chaîne de pouvoir : en achetant sa place pour aller voir ce que le pouvoir a reconnu, éventuellement en l’applaudissant et en confirmant ainsi le choix initial du pouvoir, voire en le relayant (en recommandant à d’autres d’aller eux aussi voir et applaudir), les spectateurs manifestent une adhésion, une adhésion au spectacle et, par là, une adhésion au système social et politique qui le procure. En retour, ces spectateurs disposent d’une marge de manœuvre en ayant le loisir de manifester de l’indifférence, de la réserve, voire des réticences ou des critiques et rejets : en ce cas, ils ne mettent pas en cause directement le pouvoir instituant, seulement une des formes culturelles que celui-ci soutient ; donc ils peuvent jouer sur cette marge, en incluant une critique du pouvoir dans la critique de l’institution culturelle, ou au contraire en dissociant les deux. Or le pouvoir dispose lui aussi de cette marge de manoeuvre. En instituant des troupes, il soutient un art et non telle ou telle œuvre (une pièce ou une mise en scène). Il dispose donc de la liberté d’approuver l’art tout en blâmant, le cas échéant, telle ou telle représentation. Il apparaît ainsi en posture non pas de producteur direct des valeurs (ici, esthétiques) mais de protecteur : il participe à la discussion sur la valeur de ces valeurs, il met en place le cadre des valeurs et permet le débat ; du moins, il en donne l’apparence. Et en dernière instance, les uns et l’autre peuvent refuser leur appui financier : ne pas acheter de billets pour les uns, interrompre ou diminuer les subventions pour l’autre.
Du coup, de tels lieux sont à la fois communs et très ouverts aux querelles. Communs, puisque tous, y compris les pouvoirs peuvent y trouver espaces pour leurs plaisirs et, en comparant leurs plaisirs, débattre de la hiérarchie des valeurs que combler des plaisirs constitue. Ouverts aux débats et querelles parce que ces plaisirs peuvent varier. Variations de plaisirs, et non du « bon plaisir », puisque le « bon plaisir » est le « vouloir le bien collectif », qui incombe à l’État en régime monarchique, tandis que le plaisir relève de la démarche qui fait « agréer », de l’agrément partagé, donc de la recherche d’accords dans la pratique.
À partir de ces quelques observations, quelques réflexions, pour partie historiques et pour partie conceptuelles.
Le statut particulier du théâtre parmi les arts, en France, s’est manifesté de deux façons. D’une part, au sein du réseau des institutions culturelles, sa position s’est trouvée renforcée par sa nature double de spectacle et de texte. Un fait l’atteste : lorsque certains membres de l’Académie française ont pensé, au début du XVIIIe siècle, que celle-ci devrait fixer le répertoire des « classiques français », c’est à Racine qu’ils ont pensé en premier [6]. À cette date, la Comédie-Française le cultivait sur scène, l’enseignement commençait à lui faire place et les experts en matière de langue l’érigeaient ainsi en modèle. La double nature, spectaculaire et textuelle, de l’œuvre dramatique en faisait un objet à usages multiples et complémentaires dans le réseau institutionnel, un objet présent à la fois sur plusieurs places du marché des biens symboliques.
Et d’autre part, il a connu une situation singulière parce que les institutions qui lui ont été spécifiquement consacrées l’ont à la fois doté d’un régime de double économie et d’une série d’institutions : Comédie-Française, Opéra, Opéra-Comique (à quoi on doit joindre la Comédie-Italienne). Du coup, c’est une gamme d’organismes officiels mais aussi de genres et de plaisirs qui s’est trouvée instituée. L’institution a ainsi généré non pas un rituel unifié, mais un marché des formes dramatiques. Donc leur concurrence. Elle a instauré une situation où les débats et querelles étaient, en quelque sorte, inscrits dans la structure même du dispositif culturel. On sait, par exemple, que la Comédie-Française a été conduite à d’incessantes batailles (querelles, y compris avec plaintes en justice), tantôt défensives, pour faire respecter son privilège de l’usage des dialogues en français que la Foire transgressait, et tantôt offensives, pour s’arroger le droit d’utiliser de la musique et des chants dans des proportions plus grandes que celles dont le privilège de l’Opéra lui laissait la possibilité. Spécialiser les segments du marché ou rechercher une forme dramatique apte à réunir tous les plaisirs en un même spectacle, c’est un choix esthétique et commercial ; mais c’est aussi une façon de définir un ordre des plaisirs, leur hiérarchie et leurs significations.
Un autre enjeu des débats se manifeste alors, que le cas de la « Querelle des Bouffons » révèle assez : derrière les enjeux esthétiques et commerciaux, il y va d’enjeux politiques. Si le public de l’Opéra s’est divisé entre partisans de la musique italienne et tenants de la musique française, deux éléments sociaux et politiques ressortent de cette opposition. Il s’est établi, on le sait, une répartition entre le « côté – ou coin – du roi » et le « côté de la reine » : signe que le pouvoir pouvait participer à des clivages dans les débats esthétiques sans y perdre ses prérogatives. Mais en même temps, au sein même des discussions sur les mérites respectifs de l’un et l’autre style, c’est pour une part l’idée de la prépondérance française qui était mise en jeu, l’idée que la prépondérance politique qui était alors la sienne devait ou non aller de pair avec une prépondérance linguistique et artistique.
À certains égards, cette querelle rejouait autrement des affrontements qui avaient divisé le monde des Lettres et des théâtres deux générations plus tôt, dans la Querelle d’Alceste, lorsque le conflit sur les genres (opéra ou tragédie) redoublait celui sur la prééminence des Anciens ou des Modernes, en un temps où les tenants des Modernes, tels que Perrault et plus encore Desmarets de Saint-Sorlin, associaient déjà la prééminence politique de la France louis-quatorzienne et sa prééminence artistique et linguistique (Desmarets soutenait l’idée que le français était supérieur aux langues anciennes et devait donc devenir non seulement la langue de la politique internationale mais également la langue internationale de l’Église) [7].
Ainsi, la forme particulière prise par l’institution théâtrale en France, dans la première modernité, vaut comme un cas complexe qui offre une configuration révélatrice des enjeux de l’institutionnalisation culturelle. Enjeux de débats, puisque cette structure rend possibles, et même inévitables, les querelles. Enjeux de localisation de ces polémiques, puisqu’elles portaient, ouvertement, sur des choix esthétiques (Modernes ou Anciens, style français ou italien…), ce qui les rendait recevables dans le régime monarchique absolutiste. Mais aussi enjeu d’adhésions esthétiques qui construisent des modes d’adhésion politiques, des ordres de valeurs politiques (la langue française substituée au latin aurait fait de l’Église, en quelque sorte, la fille aînée de la France, plutôt que l’inverse…).
Ce qui conduit à une hypothèse historique et une hypothèse méthodologique. L’hypothèse historique est que la période qu’on appelle couramment l’Ancien Régime, en entendant sous ce terme les XVIIe et XVIIIe siècles (et en y annexant forcément, pour partie, la destruction de ce régime par la Révolution et ensuite les tentatives de « restauration »), a constitué pour la France, dans le domaine théâtral mais aussi plus largement, à la fois un temps d’intense institutionnalisation culturelle et d’intenses querelles (l’une fonctionnant comme un stimulus de l’autre). L’hypothèse méthodologique est que le domaine de l’art dramatique constitue un révélateur particulièrement riche en matière de sociologie et d’histoire culturelles. À condition de ne pas l’envisager comme un « en-soi » mais dans ses liens avec d’autres pratiques – celles de l’exercice du pouvoir, celle des codifications linguistiques et génériques –, l’espace théâtral institué apparaît comme le lieu où se joue la part de dépendance et la part de relative autonomie qui apportent, à cette partie de la vie artistique, les linéaments de sa constitution en un « champ » social, où se jouent des processus de distinctions de valeurs, et d’adhésion à celles-ci (ici, notamment, celle de l’identité nationale). Car il est frappant de voir que les émotions esthétiques (l’admiration, la catharsis, le rire satirique…) sont alors passées au prisme du sentiment national. Et au-delà, l’ensemble de l’espace esthétique – là encore, s’il n’est pas envisagé comme un « en-soi » – vaut comme espace symbolique de construction des identités, tant sociales que nationales, via les façons de sentir et de penser. Il mérite à ce titre d’être regardé comme l’espace où le « partage du sensible » se joue sur le mode des « conflits sur le sensible ».
| Alain Viala
Notes
[1] Je pense ici notamment à Théâtre et société, Paris, Denoël, 1970, et Fêtes et civilisations, Paris, Weber, 1974.
[2] Jacques Rancière, Le Partage du sensible, Paris, La Fabrique, 2000.
[3] Je me permets de renvoyer sur ce point à la synthèse Alain Viala et Daniel Mesguich, Le Théâtre, Paris, Presses universitaires de France, 2011.
[4] Pour plus de détails, voir Littératures classiques, n°82, sept. 2013, « Le temps des querelles », et les travaux du groupe AGON.
[5] Là encore, pour plus de détails, on se reportera aux travaux de divers collaborateurs/trices du présent recueil, notamment de Jessica Goodman, Jeanne-Marie Hostiou, Agnès Vève.
[6] Voir Abbé d’Olivet, Introduction des Remarques de grammaire sur Racine, Paris, 1738, et notre étude « La consécration académique confisquée 2 : l’abbé d’Olivet et les contradictions de l’Académie française », Romanic Review,103.3-4, 2013.
[7] Alain Viala, « Desmarets, La guerre des institutions et la modernité », xviie siècle, n° 193, 1996.
Pour citer cet article
Alain Viala, « Introduction – Théâtres, institutions, querelles : remarques sur quelques enjeux de l’histoire des pratiques artistiques », Revue d’Histoire du Théâtre numéro 261 [en ligne], mis à jour le 01/01/2014, URL : https://sht.asso.fr/introduction-theatres-institutions-querelles-remarques-sur-quelques-enjeux-de-lhistoire-des-pratiques-artistiques/