Revue d’Histoire du Théâtre • N°284 T4 2019
Introduction. Vers un art de la photographie de scène
Par Arnaud Rykner
Résumé
C’est le second après-guerre et le profond mouvement créatif qui l’a suivi qui ont vu émerger des pratiques de plus en plus porteuses d’une véritable pensée de la photographie de scène, au carrefour des différents arts. C’est ainsi que certains artistes vont lui consacrer une bonne partie de leur production, comme Agnès Varda accompagnant Jean Vilar. Toutefois, si Varda propose encore des séances semi-posées à l’ancienne, c’est avec les séries de Roger Pic que s’invente vraiment la photographie de spectacle moderne. Venu du photoreportage, Pic ne craint pas le mouvement et la mobilité du théâtre, ce qui lui permet de proposer certaines des premières photographies de scène authentiques (non posées). Au cérémonial propre à la photographie, peut enfin se conjuguer, sinon se substituer tout à fait, le cérémonial propre au théâtre – la première affirmant son propre statut artistique et sa capacité à faire voir l’invisible en devenant partie prenante du processus d’épiphanie scénique.
Texte
Les débuts de la photographie de scène en France, abordés à l’occasion du précédent numéro de la Revue d’Histoire du théâtre[1], furent ceux d’une forme de bricolage pratique, qui demanda de relever des défis techniques et artistiques. Photographier dans l’obscurité relative des théâtres un spectacle par nature mouvant supposa d’adapter et le medium d’origine (la photographie), en inventant de nouvelles procédures et de nouveaux procédés, et le sujet saisi (le théâtre), en lui imposant les critères de la photogénie.
De cette conjonction parfois douloureuse (y compris pour les acteurs à qui l’on demandait soudain de suspendre leurs gestes en des poses certes de moins en moins longues mais toujours assez peu naturelles) naquit pourtant une pratique singulière qui fit très vite les beaux jours des revues spécialisées aussi bien que des journaux quotidiens. L’accroissement de la demande publique (devenue quasi exponentielle suite notamment à l’engouement pour les cartes postales ou pour les vues stéréoscopiques photographiques) impliqua une systématisation voire une forme d’industrialisation de la pratique. À l’aube de la Grande Guerre, à Paris comme en province, plusieurs ateliers consacrent déjà tout ou partie de leur production à ce genre de clichés qui contribuent à entretenir autant un appétit visuel généralisé qu’un véritable goût pour le théâtre.
La guerre est loin de mettre un terme définitif à ces réalisations, même si elle met fin à l’activité de nombre de studios, ainsi qu’à la parution des magazines qui laissaient à la photographie de scène la plus large place – Le Théâtre cesse de paraître peu après le début des hostilités, puis renaît pour quelques numéros épisodiques en 1915 et 1916, puis irrégulièrement de 1919 à 1921, avant de fusionner avec Comœdia illustré en 1922. À la génération des pionniers, tels Paul Boyer, Henri Mairet ou Jean Larcher, succède une génération de photographes qui tentent parfois de renouveler leur pratique, en profitant des améliorations techniques constantes et en étendant l’emprise de l’image photographique sur la communication théâtrale. Aussi nécessaire que semble l’être devenue aujourd’hui la pratique de la « bande-annonce » vidéographique sur internet, la photographie de scène en vient à faire le lien entre une pratique purement documentaire ou promotionnelle et une certaine recherche artistique, plus ou moins en phase avec les expérimentations théâtrales représentées. Nombre de ces images, à leur manière, deviennent particulièrement pensives, dans le sens où l’entend Jacques Rancière[2], qui choisit de manière symptomatique l’exemple de la photographie en général, mais dont le propos prend d’autant plus de sens avec la photographie de scène :
Parler d’image pensive, c’est marquer […] l’existence d’une zone d’indétermination […] entre pensée et non-pensée, entre activité et passivité, mais aussi entre art et non-art[3].
Ainsi, les photographies des frères Manuel, actifs dès avant la Grande Guerre, mais dont la production se diffuse tout particulièrement dans l’entre-deux-guerres, montrent le rôle majeur de cette indétermination, qui peut d’abord surprendre pour des photographies censées au départ documenter les spectacles. Maria Einman en analyse ici les enjeux, tout en montrant l’importance du contexte de publication des clichés, qui favorise des rapports diversifiés de chacun à l’imaginaire du spectacle. Loin de se contenter d’objectiver une représentation, la photographie de scène s’avère capable de déployer un ensemble de virtualités, à même d’enrichir la réception du spectacle par le spectateur. Ce qu’ouvre chaque photographie c’est alors une pluralité de mondes possibles, qui a, en réalité, partie liée aux principes mêmes du théâtre : l’actualisation d’un texte par sa mise en scène ne ferme pas le sens, mais au contraire l’ouvre à tout ce que le texte recèle d’incertain et d’imperceptible, de non-verbal aussi, que la photographie de scène, parfois, parvient à rendre tout particulièrement sensible.

Il ne faut certes pas idéaliser les résultats obtenus, qui restent souvent décevants au regard de nos critères contemporains ; la systématisation de la photographie de scène ne va pas sans le risque d’un certain académisme, même si certains acteurs du « marché » qui se met alors en place tentent de le déjouer, avec plus ou moins de succès. Aux frères Manuel, il faudrait bien sûr ajouter le nom de Liptnitzki, partiellement étudié par la critique contemporaine[4], qui accompagne régulièrement quelques-uns des plus grands metteurs en scène de son temps, avant la création des studios Harcourt[5], ou Bernand, qui deviennent vite des sortes de studios officiels.
Mais c’est surtout le second après-guerre et le profond mouvement créatif qui l’a suivi qui ont vu émerger des pratiques de plus en plus porteuses d’une véritable pensée de la photographie de scène, au carrefour des différents arts. C’est ainsi que certains artistes vont lui consacrer une bonne partie de leur production, comme Agnès Varda accompagnant Jean Vilar, qu’évoque Cyrielle Dodet (ou Martine Franck qui deviendra la photographe attitrée du Théâtre du Soleil sans renoncer à son privilège propre de créatrice). Toutefois, si Varda propose encore des séances semi-posées à l’ancienne, c’est avec les séries de Roger Pic que s’invente vraiment la photographie de spectacle moderne. Venu du photo-reportage, Pic ne craint pas le mouvement et la mobilité du théâtre, ce qui lui permet de proposer certaines des premières photographies de scène authentiques (non posées) dont Cyrille Dodet rend également compte dans son article. Au cérémonial propre à la photographie, peut enfin se conjuguer, sinon se substituer tout à fait, le cérémonial propre au théâtre – la première affirmant son propre statut artistique et sa capacité à faire voir l’invisible en devenant partie prenante du processus d’épiphanie scénique.
De même, Claude Bricage, dont le travail est étudié par Julie Noirot, revendiquant l’autonomie du photographe de scène, parvient, par son propre geste créateur, à mettre en valeur la part la plus fragile du théâtre. Les deux scènes, celle de la photographie et celle du théâtre, se rencontrent alors pour produire un nouvel objet artistique, aux confins de plusieurs visibilités. D’autres mondes se construisent et sont donnés à rêver, au cœur de la scène mais aux marges du réel, ce que montrent Maëlle Puechoultres et Elise Van Haesebroeck, à partir de corpus très différents. Maëlle Puechoultres, redécouvrant des photographies inédites du Mahâbhârata de Peter Brook, analyse comment Pablo Reinoso met à profit son regard de sculpteur, autant que la prise de vue aérienne, pour révéler certaines dimensions secrètes d’un spectacle resté mythique. De même, les photographies de Michel Jacquelin ou Pascal Victor pour les spectacles de Claude Régy, étudiées par Elise Van Haesebroeck permettent de mieux saisir certains aspects essentiels de l’esthétique de ce metteur en scène, resté hors norme tout au long de sa carrière, naviguant entre l’imaginaire du texte et l’incertitude du visible. Ainsi se comprend mieux la constatation sur laquelle nous avions ouvert le premier volume de cette enquête : si l’un des metteurs en scène qui se méfient le plus du théâtre d’images peut commencer ses réflexions sur son art (Espaces perdus) en évoquant une photographie (de L’ Amante anglaise en l’occurrence), c’est bien que celle-ci peut, malgré ses failles, ses manques, voire ses dangers, saisir quelque chose qui, du théâtre, ne nous échappera plus tout à fait, arrachant la scène au paradigme de l’éphémère. La photographie permet alors parfois un rapport spécifique au théâtre, que le théâtre lui-même ne permet pas toujours…
S’explique alors qu’elle soit capable de pénétrer au cœur du processus créateur, en un « pas de côté » qu’effectue Yannick Butel au moment de clore le présent dossier : si elle ne renvoie pas à une définition stricte de la photographie de scène, la photographie de metteurs en scène au travail nous donne à voir une part de ce qui se produit à la marge du plateau certes, mais surtout au cœur du geste artistique qui donne naissance aux images. « Entre imagination créatrice et imagination réceptrice », entre imaginaire et référent, entre art et archive, la photographie se révèle finalement à même de combler un hiatus auquel les débuts de la photographie de scène avaient parfois pu faire croire.
| Arnaud Rykner
NOTES
[1] Dossier « La Photographie de scène en France. Vol. 1 : Des origines à la Belle Époque. Construire un imaginaire », coordonné par Arnaud Rykner dans la Revue d’histoire du théâtre № 283, juill.-sept. 2019.
[2] Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008, p. 115-140.
[3] Ibid., p. 115.
[4] Françoise Denoyelle, Boris Lipnitzki le magnifique, Paris, Nicolas Chaudun, 2013.
[5] Exécuté sommairement par Barthes dans Mythologie, pour ses portraits d’acteurs stéréotypés et désincarnés, le studio Harcourt a produit un nombre important de photographies de scène qui, si elles n’échappent sans doute pas aux critiques formulées par Barthes, mériteraient une étude propre.
Pour citer cet article
Arnaud Rykner, « Introduction. Vers un art de la photographie de scène », Revue d’Histoire du Théâtre numéro 284 [en ligne], mis à jour le 01/04/2019, URL : https://sht.asso.fr/introduction-vers-un-art-de-la-photographie-de-scene/