Revue d’Histoire du Théâtre • N°292 T1 2022
Le Off, de la friche à la permaculture – Entretien avec Sébastien Benedetto, directeur du Théâtre des Carmes André Benedetto et président d’Avignon, festival et compagnies
Par Emmanuel Wallon
Résumé
Propos recueillis par Emmanuel Wallon
Texte
La place des Carmes a résonné de beaucoup d’événements depuis qu’André et Jacqueline Benedetto y établirent, en 1963, ce qui allait devenir le premier théâtre indépendant de la cité des Papes, siège de la Nouvelle Compagnie d’Avignon qui fut aussi l’initiatrice du festival Off. André Benedetto présida l’association qui en réunit les principaux acteurs, de 2007 à sa mort en juillet 2009. Son fils Sébastien Benedetto a pris sa suite à la direction du théâtre qui a revêtu le nom de son père mais aussi, en janvier 2021, à la présidence de l’association Avignon, festival et compagnies (AFC).
Comment porter l’héritage d’André Benedetto, auteur, metteur en scène, fondateur du Théâtre des Carmes et pionnier du festival Off ?
Nous n’avions pas envie de laisser mourir le théâtre. J’y ai grandi, j’ai baigné dedans, mais j’avais une vie par ailleurs en tant que musicien et DJ. À la mort d’André, on s’est tous réunis au théâtre pour trouver une solution. Ainsi, par la force des choses, petit à petit je me suis retrouvé directeur du lieu. Nous avons fait le choix d’accueillir beaucoup de compagnies en résidence pour garder cet esprit de création, parce que je ne suis ni metteur en scène, ni comédien. Je n’ai pas vraiment ressenti cette pression de l’héritage. L’important c’était la mémoire d’André Benedetto, le Théâtre des Carmes et son ADN de théâtre engagé, politique.
Mais comment définir ce théâtre aujourd’hui ? À Christian Biet et Olivier Neveux qui l’interrogeaient lors d’un colloque, André Benedetto avait répondu : « Moi engagé ? mais oui ! ah bon… »[1]
Mon père le concevait plutôt comme porteur de responsabilités sociales. Il n’était pas dans une démarche militante à proprement parler. Il se déterminait en réaction à l’actualité, pour donner la parole à ceux qui ne l’ont pas, pour parler de ce dont les gens n’avaient pas forcément conscience. Dans un texte qu’on a retrouvé, il parlait des deux astres qui lui ont donné envie de faire du théâtre : le soleil de la garrigue et le feu d’Hiroshima. Moi, je le définirais comme engagé ; c’est ce que j’ai envie de défendre, mais ce n’était pas son langage.
Il a pratiqué un théâtre épique au présent. Souhaitez-vous entretenir son répertoire ?
Je l’ai fait en confiant à une jeune compagnie L’Homme aux petites pierres encerclé par les gros canons (2003), pièce qui traite du conflit israélo-palestinien. J’ai envie de faire vivre ce répertoire[2]. Cela passe aussi par la transmission à des étudiants des écoles de théâtre. Nous sommes les ayants droit d’André Benedetto à la SACD : il tenait à ce qu’on accepte toutes les demandes des compagnies, pour permettre à des jeunes qui ne l’ont jamais connu de s’emparer de ses textes.
Comment situer les Carmes entre le secteur public et le privé, l’institution et l’alternative ?
La particularité d’Avignon fait qu’il existe cinq théâtres historiques, à caractère permanent, regroupés dans l’association Scènes d’Avignon[3]. On se rejoint tous sur un équilibre entre 50 % public et 50 % privé. Même si nous ne faisons pas de location, seulement de la coréalisation, une bonne programmation durant le festival procure des rentrées d’argent que des théâtres publics ou privés ne pourraient obtenir ailleurs en France. En complément, la subvention nous permet de composer une saison. Une large partie de celle-ci consiste en l’accueil de jeunes compagnies régionales, pour leur permettre de créer durant de longs temps de résidence, car on n’a pas les moyens d’acheter tous les spectacles. Mais la force que donne le festival peut se transformer en faiblesse, car elle incite certaines tutelles à nous conseiller de monnayer des créneaux de représentation.
Quelles subventions recevez-vous, pour combien d’emplois permanents ?
La principale subvention provient de la ville d’Avignon qui nous soutient bien. Pour accueillir une compagnie régionale en coréalisation, nous recevons une aide spécifique de la Région. Quant à la DRAC, elle nous octroie une aide récente, réservée à des résidences tremplins, que je reverse directement à une équipe émergente. L’aide intervient au début du processus de création, ce qui permet à des équipes dépourvues de moyens de fonctionnement de se rémunérer. Nous sommes trois salariés permanents (direction, communication, accueil, comptabilité et secrétariat), et trois à quatre régisseurs intermittents ou « permittents » du spectacle.
Quelles contraintes affrontez-vous dans l’exercice de votre liberté de programmation ?
Avec les Scènes d’Avignon, nous nous efforçons de faire comprendre aux tutelles le coût que représente un accueil décent des compagnies. Nous aurions besoin d’un peu plus de subventions pour travailler correctement, même si nous ne sommes pas les plus démunis. On va maintenant faire évoluer nos missions et chercher d’autres financements, dans l’intérêt des compagnies.
En 2020 les recettes ont chuté à cause de l’annulation du festival. En 2021 les jauges furent réduites, le public moins nombreux. Quel a été l’impact financier de la Covid-19 ?
L’impact a été amorti. Les subventions ont été versées. Le festival nous fait gagner de l’argent, mais il en coûte aussi : il faut payer trois techniciens presque à plein temps en mai, juin, juillet pour préparer les accueils. Ces dépenses ont été épargnées en 2020, et nous avons reçu une aide exceptionnelle de la région et de la DRAC pour boucler l’année. En 2021, même avec des créneaux réduits, la moyenne de remplissage n’a pas baissé. Avec 30 % de spectacles en moins, les spectateurs étaient mieux répartis. Cela nous a permis de maintenir à peu près la fréquentation et de limiter certaines dépenses. La saison s’est conclue sur un bilan équilibré.
En janvier 2021, vous avez pris la tête d’AFC en pleine pandémie, pour mener de délicates négociations avec la préfecture sur les conditions de tenue de l’édition 2021.
Nous avions la chance d’avoir un préfet qui fréquente nos salles, à qui cela tenait à cœur de maintenir ce festival – pas à n’importe quel prix bien sûr. La préfecture a organisé des visioconférences avec le ministère, le festival Off et le festival In, pour que nous puissions discuter et avancer. Le travail a été long et les négociations dures toutefois : il nous demandait de rester prudents et de trouver des solutions pour accueillir un maximum de monde. Nous sommes arrivés à un bon compromis. Même dans ces conditions, personne n’a regretté d’avoir pu relancer la machine culturelle et économique.
Le Off est souvent décrit comme un univers de concurrence effrénée. Peut-on, doit-on le discipliner ?
Mon père disait toujours que le Off est par essence un forum ouvert auquel tout le monde peut participer. C’est le postulat de base. Une direction artistique qui voudrait le régenter le ferait sur des critères variables et discutables. Tous ceux qui veulent jouer doivent pouvoir le faire. La question est de savoir comment réguler un peu le marché, pour que la liberté artistique ne se confonde pas avec la libéralisation à tout crin.
Il y a des marchands de plateaux qui font payer fort cher leurs créneaux de représentation, avec des intervalles de montage et de démontage très serrés…
Certains lieux accueillent les équipes artistiques avec des loyers très élevés, y compris des lieux dont je me sens proche sur le plan artistique mais dont le modèle économique s’écarte de mes principes. Il va falloir travailler à remettre l’artiste au centre, améliorer l’accueil des compagnies et du public, réduire le nombre de créneaux pour alléger la pression. On essaie de trouver d’autres sources de financement, autorisant les théâtres à moins pressurer les compagnies. L’édition 2021 nous a montré un festival apaisé, tout le monde en a pris conscience. L’idée serait de diminuer le nombre de spectacles : il ne s’agirait pas de sélection mais de régulation.
Cela passe-t-il par une meilleure prise en compte du Grand Avignon ?
C’est dans cet esprit que nous avons instauré le dispositif « Off les murs » : nous proposons aux compagnies de s’inscrire sur une liste présentée aux communes des environs qui peuvent les accueillir en achat, sans frais de déplacement. AFC sert d’intermédiaire. Cet été, 30 à 40 représentations se sont ainsi produites dans cinq communes à l’extérieur et nous voudrions doubler ces chiffres l’an prochain. Les spectateurs ne sont pas les mêmes que ceux qui se rendent à Avignon centre, ce qui permet d’élargir le public du festival. La communauté d’agglomération qui en a compris l’intérêt a attribué une petite subvention au Off, tout comme le département du Vaucluse.
Redoutez-vous l’arrivée en Avignon d’investisseurs puissants, déjà propriétaires de théâtres parisiens ?
Cela interroge. Mais ces entrepreneurs que je côtoie au sein du conseil d’administration d’AFC professent leur amour du théâtre, on se rejoint au moins là-dessus. Ils ne semblent pas boulimiques au point de vouloir acheter davantage de salles. Ils contribuent aussi à la diversité qui est une valeur cardinale du Off. Et avec les spectacles comiques, le stand-up, ils lui amènent un public jeune, qu’on rencontre plus rarement dans les théâtres.
Que diriez-vous à une jeune compagnie prête à s’endetter dans une salle d’Avignon pour montrer son spectacle ?
Il ne s’agit pas de la dissuader, mais de lui expliquer que l’endettement n’est pas la seule solution. Plusieurs régions aident les compagnies à se produire à Avignon. Il faut aussi aller chercher les aides de la SACD, de la SPEDIDAM ou de l’ADAMI[4]. C’est mieux que de partir à l’aventure en misant sur la billetterie, parce qu’on ne peut jamais garantir le succès à l’avance.
Quels rapports souhaitez-vous entretenir avec Tiago Rodrigues et la future direction du festival In ?
Nous avions un dialogue depuis plusieurs années avec Olivier Py, Paul Rondin et leur équipe. Cette année, avec les cinq théâtres permanents, nous avons pu organiser ensemble « Le souffle d’Avignon »[5] : ce fut une collaboration historique. Je forme le vœu que le In s’ouvre encore davantage sur le territoire. Même s’il jouit d’une envergure internationale, il a vocation à s’ancrer dans le Grand Avignon et à s’ouvrir un peu plus sur ses théâtres permanents. Je pense que c’est dans les intentions de la nouvelle équipe.
Notes
[1] André Benedetto, « Moi engagé ? mais oui ! ah bon… » (mai 2003), in Christian Biet & Olivier Neveux (dir.), Une histoire du spectacle militant. Théâtre et cinéma militants, 1966-1981, Vic-la-Gardiole, L’Entretemps (coll. « Théâtre et cinéma »), 2007, p. 190-200.
[2] Voir notamment Auteurs en scène : André Benedetto, un homme-théâtre, Montpellier, Éditions Théâtre des treize vents / Les Presses du Languedoc, décembre 1998—janvier 1999 ; dossier « André Benedetto », Europe, numéros 988—989, août-septembre 2011 (textes de : André Benedetto, Brigitte Canaan, Philippe Caubère, Olivier Neveux, Serge Pey, Jean-Pierre Sarrazac, Samaël Steiner).
[3] Les théâtres du Balcon, des Carmes, du Chêne noir, du Chien qui fume, des Halles.
[4] Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD, fondée en 1777), Société pour l’administration des droits des artistes et musiciens- interprètes (ADAMI, fondée en 1959), Société de perception et de distribution des droits des artistes-interprètes (SPEDIDAM, fondée en 1959).
[5] Cycle de lectures de textes inédits, organisé par Scènes d’Avignon au Palais des Papes, dans le Cloître Benoit XII, du 12 au 25 juillet 2021.
Pour citer cet article
Emmanuel Wallon, « Le Off, de la friche à la permaculture – Entretien avec Sébastien Benedetto, directeur du Théâtre des Carmes André Benedetto et président d’Avignon, festival et compagnies », Revue d’Histoire du Théâtre numéro 292 [en ligne], mis à jour le 01/01/2022, URL : https://sht.asso.fr/le-off-de-la-friche-a-la-permaculture-entretien-avec-sebastien-benedetto-directeur-du-theatre-des-carmes-andre-benedetto-et-president-davignon-festival-et-compagnies/