Revue d’Histoire du Théâtre • N°296 T1 2023
Perturbations paysagères. Entretien avec Nadia Lauro
Par Léonor Delaunay, Laure Fernandez
Résumé
Nadia Lauro, scénographe et plasticienne, développe son travail dans divers contextes (espaces scéniques, architecture du paysage, musées). Elle conçoit des dispositifs scénographiques, des environnements, des installations visuelles. Ses espaces génèrent des manières de voir et d’être ensemble inédites. Elle collabore notamment des chorégraphes et performeurs tels que Vera Mantero, Alain Buffard, Antonija Livingstone, Latifa Laâbissi, Jonathan Capdevielle, Antonia Baehr, Jule Flierl, Yasmine Hugonnet, Nosfell, Émilie Rousset, Louise Hémon, Kate McIntosh, Marion Siéfert et Jennifer Lacey. Elle conçoit une série d’installations/performance – Tu montes, As Atletas, I hear voices et Garden of time –, des environnements scénarisés développés dans divers contextes (musées, foyers de théâtre, galeries, jardins) en Europe, au Japon et en Corée.
Texte
Propos recueillis par Léonor Delaunay et Laure Fernandez le 20 avril 2022. Mis en récit par Laure Fernandez
Une forêt fluorescente dans laquelle des corps se mêlent à des lianes de cordages.
Des alluvions et des geysers sur la pente d’un gradin.
Tapis en reliefs dansant ou rochers de fourrure artificielle contre lesquels viennent se lover des auditeurs.
Grottes de papiers aux parois délicates dont s’échappent des voix.
Une souche sculpturale, aux racines noueuses, évoquant les côtes accidentées d’une île imaginaire – tout droit sortie de contes et légendes très anciens, ou peut-être non encore advenus.
Les paysages de la scénographe et plasticienne Nadia Lauro, bien qu’ils se refusent à tout naturalisme, éveillent en nous une forme de reconnaissance, une certaine familiarité en ce qu’y sont convoqués des espaces identifiables, des typologies de lieux, des matériaux industriels ou des souvenirs sensoriels (la fragilité d’un livre, la douceur d’une peluche). Actifs, vivants, ces espaces possèdent l’« étrange faculté de pouvoir construire [des fictions] sans pour autant s’ancrer dans un récit[1] ».
Jouant de la métonymie plutôt que de la vue globale, assumant l’artifice plus volontiers que le trompe-l’œil, Nadia Lauro cultive son jardin : de la répétition à la représentation, et souvent au-delà, elle fabrique et accompagne des mondes, dialoguant avec la matière tout autant qu’avec les grandes questions qui sous-tendent les œuvres des artistes avec lesquels elle collabore (Antonia Baehr, Jonathan Capdevielle, Fanny de Chaillé, Yasmine Hugonnet, Latifa Laâbissi, Jennifer Lacey, Vera Mantero, parmi d’autres).
De la même manière, c’est notre regard qu’elle accompagne sans le contraindre, nous invitant à une autre conduite. Que ce soit au sein de la boîte noire du théâtre, dans les salles d’un musée ou à l’extérieur – investi lors d’excursions in situ dans les forêts de Bretagne (le festival Extension Sauvage, avec Latifa Laâbissi) ou les parcs (Les Coureuses, course de plantes conçue en collaboration avec la paysagiste Laurence Crémel) –, ces « moments paysagers », comme elle nomme parfois ses scénographies, témoignent d’une culture architecturale où prime le scénario d’habitation. Car même d’apparence immobile, ces paysages bougent : leur interdépendance avec les humains qui les habitent et qu’ils habitent font qu’ils n’ont de cesse de se reconfigurer. L’interprétation glisse, change, et celui que l’on pensait dormir se réveille, dans une délicate puissance.
Il y a dans ces espaces une impression de sédimentation presque archéologique. À celle-ci s’adjoint une contemporanéité telle que ces scénographies nous invitent, par là-même, à une autre conception du temps. Futuristes et archaïques à la fois, elles assument la perturbation, au sens paysager du terme que nous rappelle Frédérique Aït-Touati, citant l’ouvrage Nature et récits de l’historien William Cronon, c’est-à-dire une action perpétuelle, un tissage infini :
« Les chercheurs en sciences humaines, qui ne sont pas habitués à penser avec les perturbations, les associent aux dégâts. Mais la perturbation, telle qu’elle est utilisée par les écologues, n’est pas toujours mauvaise et, surtout, pas toujours humaine. La perturbation d’origine humaine n’est pas la seule à pouvoir semer la pagaille dans les relations écologiques. Bien plus, si elle est le début d’autre chose, la perturbation est toujours à situer au milieu des choses : le terme ne fait pas référence à un état initial harmonieux. Les perturbations se succèdent. Ainsi, tous les paysages sont perturbés, et il s’ensuit que la perturbation peut être considérée comme un état ordinaire. […] Qu’une perturbation soit ou non supportable est une question qui se pose à travers ce qui va suivre : la formation de nouveaux agencements[2] ».
Des paysages fictionnels
« Quand j’ai commencé à m’intéresser aux questions de mise en scène visuelle, j’étais assez portée par l’idée de scénographie du paysage. Finalement, je me suis tournée vers la scène, même si je trouve – comme je le dis toujours – qu’il s’agit de l’espace le plus dur qui soit : le problème de la représentation et de la métaphore y est toujours prédominant et il faut “nettoyer” quand on veut changer de rapport. Dans l’histoire du paysage, la question du regard m’intéresse beaucoup. Je renvoie souvent aux jardins baroques, type Vaux-le-Vicomte. Je trouve impressionnante la manière dont la promenade est faite selon deux angles : un global, où le promeneur est mis en scène au sein du jardin ; et la visite d’un autre point de vue, celui du regard du promeneur qui découvre le jardin devant lui. Cette chose du regardeur regardé a toujours été présente dans mon travail – de façon naturelle dans les dispositifs non frontaux que j’ai pu faire. Mais même dans les dispositifs frontaux, je pense au public, à la nature du regard. Je plaisante parfois en disant que la scénographie est une paire de lunettes.
Quand je traite la question du paysage, je ne cherche surtout pas à représenter un paysage sur scène. Ce sont plutôt des paysages fictionnels, qui vont mettre en jeu, ouvrir des imaginaires et travailler avec le hors-champ. La dimension fractale du paysage est intéressante, la métonymie – la petite partie renvoie au tout. Il y a une force d’imaginaire, ne serait-ce qu’avec le jeu d’échelles. On est tout de suite au-delà de l’espace théâtral où l’on se trouve. Une chose nous dépasse. En tout cas, je travaille toujours dans l’idée d’être un peu en-dehors de la représentation.
Un contre-exemple, néanmoins : quand Jonathan Capdevielle m’invite à faire À nous deux maintenant[3], à partir de Un crime de Bernanos, j’ai très vite l’idée d’une sorte de souche qui amplifie l’entrelacement à l’œuvre dans le roman, avec des racines qui viennent s’étendre et se mettre en combat avec la boîte scénique. L’idée était celle d’un dialogue. L’antagonisme architecture/paysage, ce choc hétérogène, produit beaucoup de forces. Mais très vite, je me suis confrontée justement à la question de la représentation puisque je voulais faire une souche, mais qu’elle ne pouvait pas sortir de ma tête ; je ne pouvais pas dessiner une souche générique et la faire réaliser, puis la mettre sur scène. J’avais besoin d’une histoire, d’un prétexte plus puissant pour amener une présence. Je pense profondément que si les gens ne voient pas, ils savent – on fait très bien la différence sur scène entre un objet en terre et un objet faux, un trompe-l’œil en terre. Les matériaux ont des forces de présence, des charges, et même si on ne le sait pas, on le sent. J’étais donc bien embêtée parce que, ne voulant pas aller chercher une souche dans la forêt, il fallait que je me confronte à cette fabrication d’une fausse souche. Je me suis alors intéressée aux maîtres japonais qui font et refont les statues de bouddha en bois. Au Japon, la question de l’authenticité est différente. Ce n’est pas parce qu’une chose a des centaines d’années qu’elle est authentique, mais par son orientation géographique, ses fluides – toutes les forces convoquées à l’œuvre, même si elle est refaite tous les trente ou quarante ans. Les maîtres fabriquent une statue à l’identique en transférant le souffle de vie de la statue de buddha originelle, délabrée, vers la nouvelle. J’aimais beaucoup cette idée. Je voulais soutenir cette fiction et honorer un vrai sujet. J’ai visité tous les jardins botaniques de Lisbonne, et ai fini par trouver un arbre, un ficus macrophylla de deux cents ans, dans le jardin d’Ajuda, l’un des plus vieux de la ville. Ce qui était particulier, c’est qu’un certain nombre de ses racines (de douze mètres de long) étaient hors-sol. C’était parfait. J’ai fait venir les sculpteurs Marie Maresca et Michel Arnould qui ont travaillé avec moi pour une prise de côtes très précise. Il y avait une charge très belle entre nous, puis un groupe d’enfants est arrivé et nous a interrompus pour former une ronde et danser autour de l’arbre. »
Conduire le regard, inventer d’autres chemins
« Je parle toujours d’espaces en manque : pour qu’un dispositif soit un potentiel de fiction et de partenariat, pour créer un espace qui fasse surgir des situations, je pense qu’il faut du manque. Le manque est un espace de l’absence à remplir, à combler, par les spectateurs et par les performeurs. Il s’agit de laisser la place à l’imaginaire ; c’est une façon, pas forcément volontaire, de le saisir pour en tirer une force conceptuelle qui ne ferme pas, qui n’est pas close. Et puis aussi, il s’agit d’orienter des questions. Dans la jungle électrique de White Dog de Latifa Laâbissi[4], par exemple, la liane était dominante par rapport au projet, le tissage comme art politique, connecté au livre de Dénètem Touam Bona, Fugitif, où cours-tu ?. La liane a la particularité d’avoir une puissance croissante inouïe et de compter sur les autres plantes pour poursuivre son ascension, sans les envahir, sans être colonisatrice. Au contraire, elle crée un milieu de soutien. La couleur jaune fluo a elle aussi une raison. La liane que j’ai intensifiée dans le dispositif renvoie donc à des questions nouées au projet.
Il y a toujours une investigation, je me mets un peu en état d’enquête : comment l’espace peut-il intensifier, voire aller au-delà des questions, comme partenaire de danse, en tout cas de dialogue ? Il ne s’agit pas de représenter une globalité du paysage sur scène, mais de détacher des forces à l’œuvre pour en faire autre chose. Et les matériaux, même si on ne les manipule pas, ont une force sensible très forte avec laquelle je joue.
Les paysages que je peux créer sont aussi des outils conceptuels. J’aime beaucoup les typologies – grottes, clairières, îles, jardin de pierres… Le projet La Clairière, conçu avec Fanny de Chaillé[5] au Centre Pompidou, était une exposition sur la question du langage et des langues inventées, un dispositif curatorial regroupant un certain nombre de performeurs, de poètes et de musiciens pendant trois semaines. Je suis partie de l’idée de la clairière parce que, à l’origine, quand le territoire était couvert de forêts, les clairières étaient comme un œil dans les arbres. Ces trouées étaient une façon de lire les augures, le ciel, et donc, pour les anciens, les intentions des dieux. On dit que les clairières seraient l’espace originel de la structuration de la pensée. Dans l’imaginaire collectif occidental, les clairières sont souvent le lieu de transmission privilégié, idéal, d’une parole, secrète, rituelle, collective, dansée… Par rapport à la question de nos invités, public et performeurs, et des langues inventées, il était important pour moi que le paysage que j’allais créer demeure une surface de projection d’imaginaire et un espace abstrait.
Je trouvais le papier intéressant par rapport à la question du langage, parce qu’il convoque la page à écrire. Cette grotte, cette clairière minimale en papier renvoie aux pages du livre dépliées, comme les livres tunnels, et a une petite connexion avec le théâtre classique, puisqu’il s’agit quand même d’une succession de panneaux tout à fait plats recréant un volume. Beaucoup m’ont dit enfin que le fond de la clairière leur rappelait l’intérieur d’une bouche, un cri. Tous ces échos, qui ne sont pas forcément donnés de façon littérale, chargent un projet.
Le papier a une force, il permet un type de lumière, d’éclairage, de diffusion assez fantastique. Dans La Clairière, il y avait une petite programmation, comme les nuages qui dégagent le soleil ; il y avait une respiration avec des ombres, et la lumière de Ludovic Rivière habitait le lieu de façon non constante. Mais surtout, hormis le fait que le papier est très lié à la question du langage, il a une sensualité forte. Le public s’inscrivait et était immergé dans du papier qui a une qualité vibratoire, bouge délicatement et crée une délicatesse. On n’arrive pas en courant là-dedans, on prête attention, on tend l’oreille. Il y a des forces liées à l’inconscient collectif. Ce niveau sensible est un choix de ma part et ne serait pas possible avec d’autres matériaux : c’est ce que j’appelle faire parler le matériau. Je dis parfois que je suis un peu mono-matériau.
Dans le paysage, on le sait, il y a une force des échelles. Pour Stitchomythia[6], j’ai conçu un tapis-paysage en anamorphose, qui renvoie plutôt à un intérieur. Fiction anamorphique, ce tapis constitue un dispositif optique régi par les lois de “l’art de la perspective secrète” propres à l’anamorphose, de laquelle découle une ambiguïté perceptive pour le regardeur, entre l’illusion visuelle d’un paysage en relief et la réalité bi-dimensionnelle sur laquelle évoluent les performeurs. Mais même avec ce projet, j’ai beaucoup travaillé la qualité du tapis, pour qu’on ne le vive pas uniquement comme une image digitale. Les gens viennent souvent le toucher à la fin. Cette force de présence, qui est la grande force du théâtre, cette qualité sensible, même s’il y a une dimension digitale, est absolument nécessaire. C’est ce qui fait du lien et ouvre. »
Une dramaturgie du vent
« J’avais envie de parler de Pratique pour fabriquer scènes et machines de théâtre (1638) de Nicola Sabbattini. Ce que j’adore dans ce livre, c’est justement la question de la force du paysage dans son côté climatique. Si on se détache du théâtre baroque, de sa construction et de ses techniques, et qu’on lit tous ses titres, il y a une poésie prodigieuse[7]. Ce que j’aime aussi, ce sont les intermèdes et stratégies de changement, très drôles. C’est un théâtre de l’illusion, de la magie, un théâtre qui offre cette possibilité d’être dans des paysages extrêmes grâce à la pénombre, très lié au vocabulaire maritime. Mais en même temps, les stratégies de changement de décor sont ultra in situ : on effondre un morceau du théâtre pour que les gens se retournent, un flûtiste joue au fond… Ce sont toutes ces petites stratégies de détournement de regard que je trouve si drôles. La question de l’atmosphère et du climat y est très présente quand tu lis comment il propose de représenter le climat, mais tout est à l’échelle de l’homme et du plateau, renvoyant beaucoup aux cartes, avec les dieux du souffle. Il y a une puissante fantasmagorie du climat. J’aurais d’ailleurs très envie de faire une scénographie climatique, atmosphérique à partir de Sabbattini, c’est-à-dire de reprendre en charge tous les sujets sabbattiniens de l’ouragan, de la tempête, de la dramaturgie du temps, et en faire une scénographie invisible. Ne pas utiliser les techniques des marins, les objets en bois, les tissus, mais vraiment amener la tempête dans le théâtre, avec le vent, la poussière, les papiers ; un hommage immatériel, uniquement avec la force des éléments.
Un “petit hommage” à Sabbattini serait la dernière pièce que j’ai faite avec Émilie Rousset et Louise Hémon, Les Océanographes[8]. J’ai voulu travailler les forces invisibles à l’œuvre. Quand on parle du climat, ce sont la température, les courants d’air, le vent. Et puis une danse qui nous échappe, les forces aérodynamiques. Une feuille qui tombe du ciel est incroyable, et même si l’on sait qu’il ne s’agit que d’une feuille, elle gère l’atmosphère pour nous fasciner, nous hypnotiser presque par cette danse de l’invisible. Tout un pan du paysage invisible joue avec ces qualités.
J’ai souhaité faire un paysage avec le matériau-archive. Il y a un écart entre la feuille, l’archive dans tout ce qu’elle a de brut et de clair, et le paysage de piles qu’elle offre. Ce sont les regardeurs qui remplissent cet espace : certains vont voir des coraux, d’autres des montagnes ou des icebergs – tout cela est connecté à la pièce. J’aime laisser cet entre-deux, cette ambiguïté pour que l’imaginaire se projette, invente d’autres lieux. C’est une orientation pour créer les conditions du surgissement – une récurrence dans mon travail. J’aime le côté brut du papier, mais qui peut renvoyer d’un seul coup à l’iceberg sans qu’on ne représente un iceberg. L’espace, le paysage existe et se construit dans l’imaginaire des gens, et la force du vent, des feuilles qui tombent, des courants d’air est celle de la présence sur scène.
Parce que j’utilisais beaucoup de papier, je me suis dit qu’il fallait pouvoir formuler son futur éventuel. Cela touche à des questions écologiques, mais également de design. Quand j’ai pensé ce projet, je me suis dit que travailler avec du papier recyclé semblait la base. Au début, chaque pile était faite d’une sorte de boîte vide en carton pour que ce soit léger, comme des petits carnets collés. Mais si tu utilises du papier collé, si tu fais un mélange de matériaux, tu ne peux plus du tout le réutiliser. Donc j’avais plusieurs astuces. Il y avait une première chose : à l’échelle du plateau, une pile de papier est comme un bloc blanc ; cela n’a aucun intérêt, aucune force. Ce qui est beau dans l’archive, c’est le désordre, la feuille volante, parce que le désordre contient toutes les notes, le temps d’écriture, le temps de vie. Il fallait donc, pour fonctionner à l’échelle du plateau et ne pas utiliser des quantités de papier, une stratégie pour avoir du vide entre chaque feuille, pour que tout cela s’anime avec le vent et que, visuellement, on arrive à avoir une pile vivante, dynamique. J’ai travaillé avec un imprimeur à Lisbonne, et on a développé des piles très simples, une plaque sur laquelle il y a une tige filetée et des petits morceaux de plaques de carton entre chaque feuille. Sur une pile de quatre-vingts centimètres, je crois que j’ai quatre-vingts feuilles ; il y a un espace vide entre, comblé par un petit carton. La tige filetée fait qu’il n’y a aucun collage, donc on peut ranger sa pile bien droite pour la mettre en conditionnement et voyager, puis on peut la flinguer en retournant les feuilles autour de cet axe, pour la désordonner. À la fin, quand on ne tournera plus la pièce, on peut dévisser la tige et récupérer les feuilles – avec un trou au milieu. De la même manière, sur la jungle électrique de White Dog, j’ai utilisé un certain nombre de kilomètres linéaires de cordage. L’idée était, au fil des dates, de rencontrer des personnes – un marin à Brest qui fait de la voile, une association d’accrobranche sur le bassin d’Arcachon – contentes de récupérer tout cela à la fin de la tournée. Cette dimension, qui renvoie à une économie de moyen et de transport, donne des contraintes très intéressantes au niveau artistique ou de design, parce qu’elle t’oblige à trouver des solutions qui redonnent de la force et du minimalisme au projet.
L’espace des Océanographes est une dramaturgie du vent. Cette pièce est très documentaire, mais pour moi, il ne s’agissait pas de recréer Anita Conti sur son bateau ou dans ses archives. Il s’agissait d’aller mixer tous les imaginaires. Même si c’est très spécifique, plastiquement, cela reste une surface de projection, que le spectateur complète, convoque avec son propre imaginaire. Il y a comme des indices multiples. »
Matérialités
« Je travaille assez peu avec les ateliers de décor, parce que, en fonction de la nature des projets, je m’adresse à des compétences spécifiques. Je vais droit au but, j’aime travailler avec des spécialistes qui connaissent extrêmement bien leurs matériaux. En général, les entreprises sont ravies de collaborer avec des artistes, sur des projets qui leur font prendre des chemins de traverse par rapport à leur pratique habituelle. Traditionnellement, les décors sont fabriqués en bois et en métal. J’ai plein de fois fait beaucoup d’économies de coûts et de poids parce que je travaillais avec d’autres types de techniques.
Il faut comprendre les forces, les qualités propres aux matériaux. Plusieurs fois, on m’a dit qu’ils étaient beaucoup trop fragiles pour tourner, c’est-à-dire être monté et démonté de nombreuses fois – par exemple, l’origami de carton, la grande boîte à l’échelle du plateau que j’ai faite pour Je suis un metteur en scène japonais de Fanny de Chaillé[9]. On m’a dit qu’a priori, il serait compliqué de tourner avec du carton. Mais le carton craint seulement l’eau. Il y avait une rigueur de l’origami ; je ne voulais pas de bois, pas de métal. Ce sont des pop-ups, des montagnes en carton qui surgissent, tenues par des béquilles découpées en carton intégrées. La seule chose que je me suis autorisée est le scotch papier, la colle de poisson qu’utilisent les relieurs. Et je n’ai jamais changé une seule plaque de carton. Il se martèle, se ramollit avec les pieds des comédiens ; il vit, vibre presque, parce qu’il est vivant, mais il n’y a jamais eu aucun problème. Il y a juste un petit protocole à respecter.
Avec La Clairière, la fragilité et le frémissement des panneaux de papiers découpés invitaient les visiteurs à ralentir, une fois le seuil franchi. Un vidéaste concentré sur son écran en avait une fois déchiré un énorme morceau en reculant. J’ai pris une paire de ciseaux, redécoupé trois ou quatre pans pour refaire le volume, et La Clairière avait un creux supplémentaire. C’est du soin et du sensible que tu peux avoir même en frontal, même à distance.
Pour Tu montes[10] ?, une pièce que j’ai présentée à la Ménagerie de Verre en 2002, les visiteurs entraient par le garage, déjà un peu désorientés, puis tout le hall était recouvert d’une mousse d’isolation phonique, ces mousses à picots. Évidemment, cela renvoyait à l’idée du son et de l’écoute mais surtout, créait un vrai ralentissement. Les gens avançaient sur le sol du garage puis cette mousse épaisse induisait une marche et un état d’écoute différent. Il y a un seuil, l’idée d’une bascule. Il s’agit vraiment de détourner et en même temps, de faire raconter au matériau ce qu’il est, c’est-à-dire un matériau d’isolation phonique, qui fonctionnait aussi en tant que tel puisque dans ce hall où il y a beaucoup de réverbération, on avait tout à coup un rapport au son complètement différent, feutré, qui venait s’ajouter au ralentissement physique.
Pour Consul et Meshie[11], la limousine que certains voient comme un vaisseau, un radeau[12], est un gonflable, donc rentre dans une boîte. J’ai dessiné les éléments constituant l’intérieur de cette limousine fictionnelle et les ai faits fabriquer. J’ai travaillé, tout comme j’avais travaillé la première fois les murs qui respirent sur la pièce de Vera Mantero,… k(‘) su’ psrte i s(‘)’ pare i kò’ taj u¶ doj¶ mù’ duz~ò’ dule[13], avec une entreprise spécialisée dans les auvents et les châteaux gonflables. La technique était complètement différente, mais les personnes de cette entreprise aimaient beaucoup être déplacées de leurs commandes habituelles pour cette échelle de projet. Pour la pièce de Vera Mantero, ils ont mis au point avec moi la respiration[14].
Concernant les processus créatifs, je n’ai pas de mode opératoire. Parfois, les idées viennent très tôt, parfois elles se construisent au fil des répétitions. Dans le cas par exemple de Vera Mantero, elle part sans filet et au fil des répétitions, très longues, je construis aussi mon projet, pour être vraiment connectée avec le travail. Pour Consul & Meshie, l’idée de l’installation m’est apparue dès notre première discussion avec Antonia Baehr et Latifa Laâbissi. Ce sont des modes très différents en fonction des collaborateurs et de la nature des projets.
J’ai toujours été très attachée à la question du nomadisme. La question du déploiement, de comment on déploie un espace, comment on peut le ranger, le replier dans un minimum d’espace. Je fais souvent des maquettes mais pas systématiquement, c’est-à-dire que selon le projet, je fais ce dont j’ai besoin. Pour La Clairière, j’avais fait une animation 3D pour vérifier l’espace minimum entre les panneaux pour être immergé dans le papier. Par contre, pour communiquer le projet à l’équipe curatoriale du Centre Pompidou, je leur ai montré une maquette qui permettait, contrairement à la 3D, de sentir la dimension sensible et délicate du papier et comprendre ses qualités de diffusion de la lumière et la pertinence de la clairière en papier en relation aux questions à l’œuvre dans le projet et dans l’exposition. Je peux avoir d’autres modes, dessiner, faire des bouts de maquettes, des 3D, des simulations, des collages, des prototypes… C’est le projet qui appelle ses outils de conceptualisation. »
Le déjà-là
« Quand le contexte le permet, je travaille à faire surgir le “déjà-là”. J’ai conçu l’été dernier, dans le cadre du Festival de la Cité à Lausanne, Jardin du Temps[15], hommage au texte éponyme de J. G. Ballard, une sorte d’îlot de verdure fictionnel habitée par de la vapeur d’eau, sur une place complètement minérale, qui accueillait les performeurs que j’avais invités avec Myriam Kridi et Vincent Bertholet. J’ai voulu travailler avec des matériaux naturels. J’ai modelé des tas de terre, j’ai dessiné à la pelleteuse. La vapeur n’est pas de la fumée mais de la vapeur d’eau. Ce qui était compliqué, c’est que quand tu mets un tas de verdure sur scène, il a une puissance inouïe, non seulement par contraste avec la cage de scène mais aussi par le regard. Ce tas est mis en scène, on le regarde vraiment, dans ses qualités, son odeur, ce à quoi il renvoie. Il a une charge fictionnelle, là où sur une place publique, personne ne le voit, il ne concurrence rien. Il s’agissait donc de ramener une charge fictionnelle d’une autre nature, beaucoup plus forte, pour pouvoir dépasser l’habitude, l’habituel de l’espace urbain. La vapeur d’eau a été importante ; la nuit, c’était fantasmagorique. D’un point de vue topographique, c’était comme si j’avais enlevé le capuchon de béton du sommet de la colline pour laisser sortir ce petit sommet de verdure. »
Contemporanéité du paysage
« Mes espaces contiennent des histoires, qui ne sont pas des histoires représentées mais ouvertes. Des histoires en devenir. Des surgissements.
J’ai fait pas mal d’occurrences du projet I hear voices[16]. La dernière était une invitation de l’Atelier des podcasts du Centre Pompidou. Il s’agissait d’un dispositif pour présenter les œuvres de la collection sonore et les podcasts que l’Atelier développe autour de cette collection. J’ai donc fait ce paysage, sorte de jardin public d’intérieur, constitué de rochers en fourrure dans lesquels sont intégrées des voix. Je ne voulais pas faire de faux rochers – ils le sont évidemment, mais pas en trompe-l’œil ; ils sont recouverts de fourrure, ce qui crée une ambiguïté entre animal et roche, et une invitation à venir se lover, habiter ce lieu de façon sensible, avec ces voix qui surgissent.
Dans la première occurrence en 2007, on pouvait écouter dans un rocher ce fragment de Week-end de Jean-Luc Godard :
“C’est quoi ça ?
— Bah c’est un caillou.
— Pauvre caillou. L’architecture, la sculpture, la mosaïque, la joaillerie n’en ont rien fait. Il est du début de la planète, parfois venu d’une autre étoile. Il porte alors sur lui la torsion de l’espace comme stigmate de sa terrible chute. Il est d’avant l’homme, et l’homme quand il est venu ne l’a pas marqué de l’empreinte de son art ou de son industrie. Il ne l’a pas manufacturé, le destinant à un usage vulgaire, luxueux ou historique. Le caillou ne perpétue donc que sa propre mémoire.”
Même si le caillou est vivant, même si la roche évolue, c’est une autre échelle de temps – comme pour le paysage. Cela nous dépasse – une lapalissade : finalement, le paysage est presque contemporain de toutes les contemporanéités. Il s’agit d’une sorte de base puissante : tu peux avoir un spectacle avec les performeurs en toges ou en maillots de bain, le paysage est toujours contemporain de toutes ces échelles de temps. »
Notes
[1] Alexandra Baudelot, « Jennifer Lacey & Nadia Lauro – Dispositifs chorégraphiques », Les presses du réel, en ligne : https://nadialauro.com/press/jennifer-lacey-nadia-lauro-dispositifs-choregraphiques-alexandra-baudelot-les-presses-du-reel-collection-danse-arts-de-la-scene-extrait/.
[2] Cité par Frédérique Aït-Touati, « Récits de la Terre », in Marielle Macé (dir.), « Vivre dans un monde abîmé », Critique, no 860-861, janv.-fév. 2019, p. 13.
[3] Jonathan Capdevielle, À nous deux maintenant, Théâtre Nanterre-Amandiers, Nanterre, 2017.
[4] Latifa Laâbissi, White Dog, Le Festival de Marseille, Marseille, 2019.
[5] Fanny de Chaillé et Nadia Lauro, La Clairière, Centre Georges Pompidou, Paris, 2013.
[6] Nadia Lauro et Zeena Parkins, Stitchomythia, Fondation Serralves, Porto, 2018.
[7] Citons pour exemple : « Façon de faire le ciel en plusieurs morceaux », « Comment tout soudain couvrir le ciel de nuages », « Comment faire descendre un petit nuage qui, à mesure qu’il descend, devient toujours plus grand », ou encore « Comment allumer les lumières ».
[8] Emilie Rousset et Louise Hémon, Les Océanographes, T2G, Gennevilliers, 2021.
[9] Fanny de Chaillé, Je suis un metteur en scène japonais, Théâtre de la Cité internationale, Paris, 2011.
[10] Nadia Lauro, Tu montes ?, Ménagerie de Verre, Paris, 2002.
[11] Antonia Baehr et Latifa Laâbissi, dans une installation visuelle de Nadia Lauro, Consul et Meshie, HAU Hebbel am Ufer, Berlin, 2018.
[12] Nadia Lauro la décrit sur son site internet comme un « Manet sans la verdure ».
[13] Vera Mantero & Guests,… k(‘) su’ psrte i s(‘)’ pare i kò’ taj u¶ doj¶ mù’ duz~ò’ dule, Centre Culturel de Bélem, Lisbonne, 2002.
[14] Vera Mantero & Guests, We are going to miss everything we don’t need, PACT Zollverein, Essen, 2009.
[15] Nadia Lauro, Jardin du Temps, Festival de la Cité, Lausanne, 2021.
[16] Nadia Lauro, I hear voices, Atelier des podcasts du Centre Pompidou, collection Nouveaux Médias du Centre Pompidou, Paris, 2019.
Pour citer cet article
Léonor Delaunay, Laure Fernandez, « Perturbations paysagères. Entretien avec Nadia Lauro », Revue d’Histoire du Théâtre numéro 296 [en ligne], mis à jour le 01/01/2023, URL : https://sht.asso.fr/perturbations-paysageres-entretien-avec-nadia-lauro-propos-recueillis-par-leonor-delaunay-et-laure-fernandez-le-20-avril-2022-mis-en-recit-par-laure-fernandez/