Revue d’Histoire du Théâtre • N°299 T2 2024
Préface
Par Julie Deliquet
Résumé
Julie Deliquet, metteuse en scène, directrice du Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis
Texte
Nommer
La question de la mémoire des femmes de théâtre, et plus particulièrement des metteuses en scène, s’est posée pour moi lors d’un projet entre le Théâtre Gérard Philipe et la mission « droits des femmes » de la ville de Saint-Denis. Nous souhaitions proposer un dispositif populaire, un jeu de l’oie intitulé « Les femmes et le théâtre », mais nous nous sommes heurtés à une difficulté : faire émerger des noms. C’est par son nom qu’on entre dans l’histoire et qu’on traverse les générations. On peut mal connaître les personnages historiques masculins, mais on connaît au moins leurs noms. Avec les femmes, c’est beaucoup moins évident : on ne trouve pas de noms.
La question n’est pas aussi complexe pour le cinéma qui est un art jeune : on peut visionner les œuvres et rétablir une vérité. Alice Guy, bien qu’ayant subi des actes volontaires d’invisibilisation historique, est désormais entrée dans les grandes figures de l’Art. Elle est devenue un personnage que l’on raconte. Pour un art vivant comme le théâtre, si les femmes n’ont pas laissé de trace en leur temps, si les historiens n’ont pas témoigné pour elles, l’oubli est plus définitif. Parfois, les historiens se sont même engouffrés dans la perpétuation de ces inégalités. Je l’ai constaté lorsque j’ai monté un spectacle sur la troupe de Molière à l’occasion de son 400e anniversaire. J’ai découvert la place capitale des femmes dans le fonctionnement des troupes au XVIIe siècle et dans la façon dont les décisions artistiques étaient prises. Jusque-là je n’avais pas conscience de cette horizontalité, bien réelle avant la Révolution française.
Notre prise de conscience est si tardive. Avec un art si ancien, comment peut-on être si en retard ? Cet effacement a encore des conséquences aujourd’hui.
Compter
Se compter est devenu une priorité car si on ne compte pas, la place des femmes n’est pas mesurable. La première à l’avoir fait est Reine Prat. Le rapport choc, qu’elle a publié en 2006, a des répercussions jusqu’à nos jours. Dans ce contexte, les directeurs de Centres dramatiques nationaux, hommes et femmes, sans qu’on le leur demande, ont écrit une charte qui fait désormais partie des contrats pluriannuels d’objectifs et qui édicte quelques principes : parité dans la programmation, parité dans les moyens de production, parité dans le partage des sièges. Auparavant, les femmes étaient le plus souvent programmées en petite salle tandis que les hommes étaient en grande salle. Toutes et tous ont été d’accord pour adhérer à cette charte. Ce fut une prise de conscience.
On critique les quotas, mais ils ont toujours existé sans que personne ne s’en émeuve. Un très grand nombre de candidats passe le concours d’entrée dans les conservatoires, et, parmi eux, il y a beaucoup plus de candidates que de candidats, donc le niveau est beaucoup plus haut chez les filles ; elles ne peuvent pas prétendre réussir si elles n’ont pas une note proche de la note maximale, tandis que ce n’est pas le cas pour les garçons. Cela n’a jamais posé de problème à quiconque : on a toujours procédé ainsi pour avoir des promotions équilibrées de filles et de garçons.
Pour les directions de lieux, il fallait renverser la tendance. Auparavant les hommes qui se présentaient étaient beaucoup plus nombreux que les femmes : ils avaient eu des carrières qui leur permettaient de se sentir légitimes pour postuler. Quand on m’a demandé de candidater à une direction, j’ai hésité et j’ai répondu que je ne savais pas si c’était le bon moment. On m’a fait remarquer qu’un homme avec une carrière comme la mienne se serait étonné de n’avoir pas été nommé plus tôt.
Compter est important. En revanche, quand on a souligné avec émotion que j’étais la deuxième femme – en 2023 -– à faire une mise en scène dans la Cour d’honneur au Festival d’Avignon, j’ai eu honte. Quelle fierté retirer de cela ? J’espère qu’on ne le dira pas à la troisième.
Travailler l’histoire récente des metteuses en scène
Les metteuses en scène de ma génération sont dans un rapport de solidarité entre elles tandis que la précédente était constituée de solitaires. Elles ont préparé la place dont nous avons pu nous emparer. Nous leur sommes redevables mais les choses ont déjà beaucoup changé. Nous n’avons pas vécu les situations professionnelles de manière concurrentielle. La génération d’avant nous est entrée dans un mo22nde d’hommes, nous sommes entrées dans un monde en quête de parité. Nous avions une place à inventer et non pas une place à prendre comme nos aînées. Elles ont dû exercer une autorité masculine. En tant que metteuses en scène, elles ont dû faire en sorte que leur genre ne se voit pas comme étant une différence alors que pour ma part cela ne me pose aucun problème. La génération qui arrive traite encore la question de la différence autrement en repensant même la question du genre. Nous avons à notre tour un rôle à jouer. Je le fais en prenant la direction d’un lieu, en marrainant une école nationale, en donnant des cours.
Être renvoyée à son genre
Quand un homme se réveille le matin, il ne se dit pas qu’il est un homme. Moi, je me dis nécessairement que je suis une femme. Tout, dans mon travail ou dans ma vie, m’amène à me poser la question de mon genre, alors que je m’aperçois que pour une moitié de l’humanité, ce n’est pas le cas. Si une femme est nommée à la tête d’un théâtre, les journaux titrent : « Le nouveau directeur est une directrice ». Pour un homme, la presse parle de son projet et de sa vision. La différence est énorme. Nos propriétés biologiques n’ont rien à voir avec notre identité, avec nos qualités d’artistes ou nos ambitions à la direction d’un théâtre. Les questions de la diversité et du handicap se posent d’ailleurs de la même manière et ce sont les prochains combats dans le milieu du théâtre.
Le féminisme a joué un rôle pour moi. La prise de conscience d’appartenir à un corps collectif féminin et masculin, avec ses propres inégalités, a surgi quand j’ai été nommée à la direction d’un théâtre. Le féminisme est devenu une question active, militante et radicale, une question d’égalité. Cette égalité n’est pas portée par un genre en particulier et doit être partagée très largement avec les hommes. Qu’elle nous concerne toutes et tous est un de mes combats. La parité dans les programmations artistiques n’a rien de punitif, elle doit se faire dans un dialogue libre et démocratique. Aujourd’hui, je rencontre autant d’hommes que de femmes pour faire ma programmation. Si elles sont plus nombreuses dans mes saisons, c’est parce que les projets des femmes m’ont plu, tout simplement. Cela dit, j’assume tout à fait d’agir sur mon temps. La nécessité d’un rééquilibrage est réelle.
Le regard des femmes
Ce n’est pas parce que je suis une militante de l’égalité que le sujet va se retrouver sur le plateau. On attend souvent certaines thématiques des metteuses en scène comme le récit de l’intime. Les femmes n’ont pas à se faire dicter ce qu’elles veulent aborder à la scène. Au moment où elles ont trouvé leur place dans les théâtres, elles devraient se voir imposer des thématiques de spectacles ou de programmation ? La liberté, c’est la liberté du choix, même s’il dérange. Je soutiens la création portée par des femmes qui prennent la parole comme elles l’entendent, en tant qu’artistes. Ce qui est intéressant, c’est comment une femme va regarder l’œuvre qu’elle met en scène. Au théâtre, on travaille sur des œuvres qui ont déjà été montées. C’est toute l’histoire de cet art. Pourquoi entreprend-on une énième Phèdre après Chéreau ? Parce que tout dépend de la manière dont Phèdre est regardée. Pendant plusieurs générations, on s’est privé du regard qu’auraient pu porter les femmes sur les œuvres du répertoire. On s’est privés de cette diversité.
La mémoire et les lieux
Les directions artistiques sont transitoires. Se pose donc la question de la trace dans les mémoires et les lieux. Au Théâtre Gérard Philipe, si j’étais un homme-directeur, je changerais le nom du théâtre, mais je ne le ferai jamais en tant que femme, ce serait ressenti comme trop violent. On dirait que je coupe la tête à Gérard Philipe. Je ne sais pas de quelle violence on parle d’ailleurs. On parle beaucoup de violence pour le féminisme, mais le machisme tue tous les jours dans le monde, le féminisme ne fait pas de victimes. J’ai donc demandé aux femmes et filles de Saint-Denis de renommer la grande salle du théâtre du nom d’une femme, elles ont choisi Delphine Seyrig. Les historiens se saisiront un jour de cette période. À notre échelle, des choses ont bougé, sur l’égalité hommes-femmes notamment et sur le nombre de spectacles de femmes, mais ce n’est pas nécessairement ce qui restera. On retiendra peut-être toujours de grands noms d’hommes de théâtre. Ce n’est pas central pour moi, j’ai l’impression de m’inscrire dans quelque chose de collectif, à hauteur d’hommes et de femmes d’aujourd’hui, d’être simplement ouvrière de mon époque. Toute seule une ouvrière ne fait pas grand-chose. C’est une lutte du prolétariat au féminin.
Pour citer cet article
Julie Deliquet, « Préface », Revue d’Histoire du Théâtre numéro 299 [en ligne], mis à jour le 01/02/2024, URL : https://sht.asso.fr/preface/