Revue d’Histoire du Théâtre • N°292 T1 2022
Passage parisien : une porte ouverte entre deux secteurs – Entretien avec Jean Robert-Charrier, directeur du Théâtre de la Porte Saint-Martin
Par Martial Poirson
Résumé
Propos recueillis par Martial Poirson et retranscrits par Laure Fernandez
Texte
Véritable lieu de mémoire, à la fois par son patrimoine matériel et architectural, ses traditions d’artisanat d’art et sa riche histoire culturelle, le Théâtre de la Porte Saint–Martin occupe une place singulière dans l’histoire des spectacles depuis près de deux cents cinquante ans. Construit sur décision de Marie-Antoinette en à peine deux mois pour accueillir l’Académie royale de Musique en 1781, fermé dès 1794 pour être affecté à des réunions politiques, rouvert, refermé , rebaptisé plusieurs fois entre 1802 et 1814, il ne trouve sa véritable vocation qu’en 1831, en devenant le « temple du drame romantique », mais aussi du mélodrame et de la féérie, après l’avoir été du théâtre de boulevard. Reconstruit à peine deux ans après l’incendie de la Commune de Paris en 1871, restauré dans les années 1930, il devient un espace de contestation pendant la révolte de Mai 68, avant de rejoindre l’Association pour le soutien du théâtre privé (ASTP), puis en 2010 le réseau des Théâtres parisiens associés[1]. Entretemps, en 1992, sa cage de scène en bois unique à Paris a été classée monument historique.
Le Théâtre de la Porte Saint-Martin est une scène hybride dédiée à toutes les formes de l’art dramatique, tout en s’intégrant à l’écosystème des grands boulevards. Tour à tour identifié comme un établissement d’avant-garde et comme une salle à grand spectacle, celui que l’on appelle volontiers le « berceau de Cyrano de Bergerac » conserve de son histoire mouvementée une programmation éclectique, une constante oscillation entre la valorisation du patrimoine, la revendication d’un spectacle de divertissement populaire et l’attrait certain pour les cultures contestataires.
Clairement identifié comme un théâtre privé à vocation commerciale, intégré à un réseau professionnel de mutualisation et de soutien, cet établissement ne se coupe pas pour autant du théâtre public subventionné avec lequel il entretient d’évidentes affinités électives. Son actuel directeur, Jean Robert-Charrier, en poste depuis 2003, revendique une politique d’ouverture visant à faire « bouger les lignes », tout en cherchant à « sortir des habitudes du privé »[2] au moyen d’une programmation « éclectique et sans clivages . »[3] Un pari tenu qui fait ses preuves, et un précédent qui pourrait s’avérer moteur pour d’autres initiatives émanant de théâtres privés.
Vous êtes à la tête du Théâtre de la Porte Saint-Martin, qui est aussi un patrimoine culturel puisqu’on y trouve l’une des plus anciennes cages de scène entièrement en bois. Il a été construit par le grand architecte Auguste Vestris, avec, côté rue, trois magnifiques allégories des principales formes d’art dramatique. De quel type de responsabilité est-on investi lorsque l’on prend la direction d’un tel endroit ? Quel rapport peut-on avoir à cette histoire longue et tumultueuse ?
Avant d’en prendre la direction, j’ai travaillé à divers postes. Cela fait dix-huit ans que je suis ici et il n’y a pas un jour où je ne pense à cette histoire. Au-delà du ressenti personnel, il y a une charge émotionnelle dans le théâtre qui est très forte et à laquelle on est un peu obligé de penser pour programmer le lieu. La salle ne dégage pas du tout la même puissance qu’une salle contemporaine.
Dans cette histoire, différentes choses nous ramènent à l’idée qu’on serait dans un lieu de transition : transition parce qu’on est sur les boulevards, cette limite du Paris de l’époque, transition entre différentes populations, transition entre les genres, puisqu’il y eut ici à la fois du divertissement et du grand répertoire… Il me semble que dans votre programmation, vous cherchez à renouer avec cette hybridation.
L’idée même de la Porte Saint-Martin repose sur un hasard. Eu égard à la taille du plateau, il y a eu énormément de grands spectacles montés à la Porte Saint-Martin, avec des grandes troupes, des créations comme Cyrano, les pièces de Victor Hugo, mais aussi des comédies musicales… Le seul point commun est l’importance et le gigantisme des spectacles créés.
L’ambition artistique, aussi.
Ce ne sont pas forcément des spectacles de grandes troupes. Cela peut vouloir dire monter un Thomas Bernhard par exemple – ce que l’on a fait la saison dernière – avec trois acteurs, mais un texte immense, avec des personnages tellement puissants que l’espace de ce plateau et de cette salle est rempli. Mais il est vrai qu’il y a eu dans ce théâtre, tout au long de l’histoire, une alternance de genres assez impressionnante.
Et presque unique dans le cadre des théâtres privés, sans équivalente.
Plusieurs directeurs ont marqué l’histoire de la Porte Saint-Martin, avec des créations très ambitieuses à une époque, des spectacles musicaux, mais je crois vraiment que c’est aussi le lieu, son énergie et son histoire qui font qu’il s’est toujours illustré dans de grands spectacles populaires très différents les uns des autres.
Un des derniers fils que l’on pourrait tirer de cette histoire, ce sont les années 1960, en particulier autour de 1968 où ce lieu est devenu, fait unique pour un théâtre privé, un espace de contestation : on y produit Hair et Mayflower, on est vraiment dans la révolution culturelle…
Il y a des images de l’Armée du Salut manifestant avec des pancartes « Non à Hair ! » pour empêcher les spectateurs d’entrer. C’est ce vers quoi on devrait aller : retourner vers la création contemporaine et des textes qui bousculent nos contemporains. Mais c’est très difficile, parce que la dernière tradition de la Porte Saint-Martin, avant que j’y arrive, était le boulevard. Énormément de grands spectacles très populaires, très efficaces commercialement, ont été créés ici depuis les années 1990, jusqu’au virage de programmation qu’on a opéré en 2015. J’ai eu envie de retrouver l’histoire de la Porte Saint-Martin – je n’ai absolument rien inventé. De nombreux rapprochements avec le théâtre public ont eu lieu dans l’histoire, avec le Théâtre National Populaire notamment, la Comédie-Française, qui s’est installée plusieurs fois ici pendant des grèves ou des travaux.
Vous faites partie des Théâtres parisiens associés, ce qui intéresse la Revue d’histoire du théâtre puisqu’elle s’inscrit aussi dans l’héritage de Louis Jouvet, du Cartel. Il y a dans cette association l’idée de fonder une communauté et de défendre un modèle.
Le Cartel, Jouvet, ces grands directeurs de théâtre représentent ce qui me fait rêver et me manque le plus aujourd’hui. Il y a parfois un sentiment de solitude dans cette œuvre que l’on essaie de fabriquer à la Porte Saint-Martin. Nous faisons effectivement partie de cette association absolument indispensable, qui réunit tous les théâtres privés, et de l’ASTP sans laquelle on ne pourrait pas avoir la liberté de ce que l’on programme. Cette association est extrêmement vertueuse parce qu’elle nous permet de prendre davantage de risques. On est en partie subventionnés puisqu’il y a une taxe fiscale – un pourcentage des recettes – que nous reversons à l’association qui va mutualiser cet argent. Puis ce fonds, avec une petite part de subventions de l’État et de la ville de Paris, est réinjecté dans un système de soutien aux exploitations privées en garantissant une partie du déficit si jamais on en fait. Cette taxe fiscale pourrait très bien aller dans la caisse de l’État et n’en plus sortir. Elle pourrait être un impôt de plus. Il se trouve qu’elle est fléchée vers une association rigoureuse et autogérée[4]. Cela a une vraie importance dans notre rapport à cet argent. Ce ne sont pas seulement mes collègues du théâtre privé qui m’aident à payer mon déficit, mais l’État qui m’aide à le faire. Il s’agit donc d’une forme de subvention qui, je crois, doit amener à un nécessaire cahier des charges. Nous devrions davantage, dans le privé, effectuer un travail sur les publics, les tarifs, le contenu. La recherche formelle a été quasiment abandonnée par le théâtre privé.
Y a-t-il une sorte de division du travail qui consisterait à considérer le théâtre privé comme majoritairement à vocation commerciale, populaire, de divertissement, et le théâtre public voué à la marge artistique, l’expérimentation, le risque ?
L’un n’empêche pas l’autre. Ce qui importe, c’est de créer du contenu, et que ce contenu soit enrichi et produise quelque chose – une émotion ou un bouleversement, un changement chez le spectateur. Je sais qu’avec l’économie du théâtre privé, on peut tout à fait créer des spectacles percutants. On l’a vu avec les créations des pièces de Harold Pinter, par exemple, dans les années 1970. Le théâtre privé à l’époque avait un statut suffisamment fort pour engendrer des vedettes : Michel Bouquet, André Dussollier, Philippe Noiret ont tous commencé dans le privé. On a négligé l’importance de mettre le pied à l’étrier à des acteurs formés dans les écoles nationales. Ils filent dans le théâtre subventionné et ne sont absolument pas recherchés par le théâtre privé.
On a l’impression qu’il y a une frontière étanche entre ce théâtre public, qui fonctionne avec les grandes écoles de théâtre, un système très endogène, et un théâtre privé qui ponctionne le cinéma, la télévision, les nouveaux médias. Vous vous êtes démarqué en décloisonnant, en rendant cette frontière poreuse, en accueillant des spectacles créés dans les théâtres publics – je pense en particulier au Cendrillon de Joël Pommerat, et plus récemment à Ça ira (1). Fin de Louis. Vous réinventez un modèle en montrant que cette dichotomie avait peut-être vécu, qu’elle était préjudiciable à la carrière des artistes, à la découverte du répertoire, à la fréquentation des publics.
Je n’ai rien inventé dans le fait d’inviter du théâtre public dans le théâtre privé. Ce que j’ai essayé d’analyser en regardant l’histoire de ces échanges entre public et privé, c’est pourquoi ils n’avaient pas fonctionné, pourquoi ces tentatives s’était soldées à chaque fois soit par des échecs, soit par un retour à notre univers boulevardier. Les reprises du subventionné dans le secteur privé se faisaient un peu au dernier moment, pour échapper à l’échec d’une pièce, parce qu’on n’avait rien à programmer ou parce qu’une vedette jouait dans un spectacle du théâtre public et qu’il était opportun de la reprendre. Ce spectacle se retrouvait au milieu d’un répertoire très bas de gamme, sans du tout penser la question du public, des grilles tarifaires. On appliquait les recettes 100 % privé à des productions venues du subventionné, sans réfléchir à une question d’éthique : ces spectacles ont quand même été montés entièrement par de l’argent public. Je n’imagine pas une seconde les récupérer d’une façon commerciale, pour gagner de l’argent à tout prix, en mettant des places à 70 € comme cela se pratique dans certains lieux. Pour que des spectacles aussi puissants que ceux de Pommerat se sentent à l’aise dans notre univers théâtral, nous avons essayé d’adapter nos créations. Nous avons essayé de remonter un peu le niveau artistique, notamment en invitant des metteurs en scène à créer chez nous. Nous avons également adapté la grille tarifaire puisque le public du théâtre subventionné n’a pas l’habitude de nos prix élevés. Nous sommes arrivés, je crois, au minimum que l’on peut atteindre. Nous avons essayé petit à petit de travailler sur ces différents points pour que les spectacles ne soient pas des bizarreries au milieu de nos programmations.
Le premier spectacle du subventionné qu’on ait programmé, c’était dans la lignée de ce qui se faisait avant. Après les attentats de 2015, on s’est retrouvé sans spectacle en janvier, alors je suis allé chercher le Cyrano de Dominique Pitoiset, avec Philippe Torreton, et je l’ai pris exactement comme mes confrères, c’est-à-dire comme un cheveu sur la soupe, ça me permettait de combler un vide à ce moment-là. Sauf que c’était quand même un spectacle très ambitieux pour du théâtre privé, parce que la mise en scène était résolument contemporaine…
Et intimement liée à l’histoire de la maison : le retour de Cyrano !
Mais justement : on ne touche pas à Cyrano dans un théâtre privé. Mettre Cyrano dans un asile de fous, dans une espèce de cuisine en carrelage blanc, c’était dangereux. Et pourtant, carton plein, les gens debout tous les soirs, 100 % de remplissage. Ce qui m’a amené à goûter davantage au plaisir du théâtre subventionné, car je n’en étais pas suffisamment spectateur à l’époque. En voyant le Cendrillon
de Pommerat, j’ai été ahuri non seulement par la qualité de ce spectacle à tous les niveaux, mais surtout par sa puissance populaire. À aucun moment ce spectacle ne jurait dans un théâtre privé. Il peut plaire, émouvoir et emporter un très large public. Quand j’ai commencé le travail pour persuader la compagnie Louis Brouillard de venir à la Porte Saint-Martin, je l’ai fait d’une façon complètement naïve : j’avais vu un spectacle compatible, qui me plaisait, j’avais eu la sensation qu’il était possible de le présenter au public de la Porte Saint-Martin. Puis sont arrivées les questions de travail sur les publics, d’accès au théâtre pour tous, de visibilité, parce que pour Pommerat il était important que tout le public voie correctement. Il y a eu une réduction de jauge très importante.
400 places, c’est finalement 40 % de la salle qui ont été condamnés.
C’était vraiment très compliqué à monter commercialement, pour le coup. Et puis nous avons été confrontés immédiatement à l’inquiétude, ou plutôt à la méfiance du théâtre subventionné, des acteurs, des producteurs et du public. Quand on a monté Cendrillon, nous avons commencé avec des salles à moitié vides et on a vraiment eu l’impression qu’on y envoyait des émissaires pour voir si le spectacle était respecté, s’il s’agissait bien de la même production. Petit à petit, la salle s’est remplie et tout s’est finalement bien passé. L’opération a été financièrement très négative, nous avons perdu plusieurs centaines de milliers d’euros, mais nous avons vraiment senti qu’il y avait eu un travail sur ces publics du théâtre subventionné, qui a permis de montrer patte blanche et d’imaginer de continuer l’aventure. C’est à partir de ce moment que nous avons vraiment acté qu’il fallait des productions internes dignes, exigeantes, avec de vrais metteurs en scène, et pas tout le temps les mêmes. Nous avons fait appel à plusieurs personnalités, plutôt issues du public – Peter Stein, Catherine Hiegel, Alain Françon – pour créer du contenu plus intéressant pour les spectateurs. Quand on monte Joël Pommerat, on ne monte pas une star, on monte le spectacle d’un artiste que personne ne connaît dans le théâtre privé, qui passe très peu dans les médias : la prise de risque est vraiment importante. De plus, en plaçant un spectacle au cœur de Paris dans un théâtre privé pendant quatre mois – ce qui n’arrive jamais dans le théâtre subventionné, dont le plus gros problème est la diffusion –, on touche un public ultra-large, qui jamais n’aurait vu ce spectacle s’il avait fallu aller à Nanterre ou aux Ateliers Berthier.
Vous évoquez dans la brochure de saison « une programmation éclectique et sans clivage ».
Pour vulgariser le propos, cela veut dire que l’on se moque de l’origine des productions. Ce n’est plus une question maintenant que nous avons adapté nos productions, que nous effectuons un travail sur le public, les tarifs, l’accessibilité. Donc « sans clivage » signifie mélanger, de façon décontractée, des metteurs en scène du public et du privé, monter un spectacle avec Amanda Lear dans le même temps que l’on travaille avec Galin Stoev. Si je fais venir Amanda Lear, une icône du théâtre de boulevard en France, je le fais dans une création maison, avec un metteur en scène à cheval entre public et privé, Michel Fau, dans une performance un peu étonnante.
Aujourd’hui, il y a une sorte de bréviaire des politiques publiques de la culture, avec des mots-clés. Il s’agit de l’émergence artistique, de la diversité – notamment ethno-raciale, mais c’est en fait beaucoup plus large –, et de l’implication sur le territoire. Cela vous parle-t-il à l’endroit de la Porte Saint-Martin et du projet que vous portez ?
Ces questions, sur lesquelles nous sommes très en retard, ont leur place dans le théâtre privé. Je rajoute celle de l’environnement, capitale pour ces trois axes. Si l’on veut réfléchir au théâtre privé et au théâtre tout court, à l’horizon de 2030, 2040, 2050, face à l’invasion au sein même des foyers de contenus issus des plateformes numériques et digitales, il est vraiment important d’y appliquer aussi notre travail. Il y a un gros problème de représentativité dans les théâtres, qu’ils soient publics ou privés. On a sur scène ce qu’on a dans la salle. Si le théâtre contemporain est un miroir tendu à la société, alors il est évident que nous n’arriverons jamais à renouveler le public en continuant à faire du boulevard avec un mâle blanc de 70 ans dont la seule préoccupation est d’avoir une énième maîtresse de 38 ans. Je comprends que les jeunes ne se retrouvent pas dans les contenus de la majorité des théâtres d’aujourd’hui, parce que quand il y a des jeunes sur scène, ce ne sont que des jeunes blancs, souvent bourgeois. Il s’agit évidemment d’une question capitale : pour renouveler le public, il faut être plus représentatif de la société telle qu’elle est.
Notes
[1] Les Théâtres parisiens associés ont changé de nom en juin 2021 pour devenir les Théâtres et producteurs associés.
[2] Propos recueillis par Sandrine Blanchard dans M le magazine (supplément au quotidien Le Monde), 28 mai 2017.
[3] Note d’intention publiée en introduction du Livret de la saison 2021—2022.
[4] Voir Rapport d’activité 2020, ASTP.
Pour citer cet article
Martial Poirson, « Passage parisien : une porte ouverte entre deux secteurs – Entretien avec Jean Robert-Charrier, directeur du Théâtre de la Porte Saint-Martin », Revue d’Histoire du Théâtre numéro 292 [en ligne], mis à jour le 01/01/2022, URL : https://sht.asso.fr/passage-parisien-une-porte-ouverte-entre-deux-secteurs-entretien-avec-jean-robert-charrier-directeur-du-theatre-de-la-porte-saint-martin/