Revue d’Histoire du Théâtre • N°300 S1 2025
Préface
Par Valérie Merlin, Elsa Lepoivre
Résumé
« On grandit ensemble dans tous les sens : le travail, l’intimité… C’est une drôle de complicité »
Entretien avec Elsa Lepoivre, comédienne, sociétaire de la Comédie-Française et Valérie Merlin, habilleuse à la Comédie-Française, mené par Florence Filippi
et Florence Naugrette
Texte

« On grandit ensemble dans tous les sens : le travail, l’intimité… C’est une drôle de complicité »
Entretien avec Elsa Lepoivre, comédienne, sociétaire de la Comédie-Française et Valérie Merlin, habilleuse à la Comédie-Française, mené par Florence Filippi et Florence Naugrette
Corset
FLORENCE FILIPPI
Elsa Lepoivre, vous êtes en tournée avec Hécube pas Hécube mis en scène par Tiago Rodrigues. La première question sera donc de vous demander si, quand vous êtes en tournée, vous avez également une habilleuse ?
ELSA LEPOIVRE
Sur la tournée d’Hécube, pas Hécube, j’en ai une, mais elle s’occupe surtout, pour ce qui me concerne, de l’entretien du costume, ce qui est une tâche délicate, nécessite un grand soin, et fait partie du travail des habilleuses (il y a des costumes dont le tissu est parfois extrêmement fragile) mais sur ce spectacle, comme il n’y a pas de corset, je m’habille seule. Je n’ai donc pas cette frustration de me dire que Valérie n’est pas là pour mon corset !
C’est que Valérie a l’art du laçage du corset. Le corset, c’est un grand dossier pour les femmes. Tout se gère avec lui : l’intimité du rapport physique, de la respiration, du trac. C’est la pièce de robe qui prend tout cela en charge. Chaque habilleuse a sa façon d’appréhender le laçage du corset et la respiration. Valérie y excelle : « Respire », dit-elle, et elle n’a pas besoin de beaucoup de commentaires, juste d’observer le ventre, comment il se resserre, et de demander « est-ce que je te fais mal ? ». Parfois libérer le laçage de trois millimètres suffit pour qu’on ait les côtes suffisamment en place pour ensuite pouvoir sur scène se coucher, crier… C’est très sensible.
VALÉRIE MERLIN
J’ai l’impression d’avoir le corps dans mes mains. Parce qu’il faut faire attention. Mettre un corset peut être très dangereux. Normalement, il se met en trois fois mais on n’a jamais le temps de le faire et les comédiennes n’ont pas envie de passer trois heures à l’habillage, il faut donc y aller progressivement. Je ne peux pas y aller d’un coup. Je ne peux pas réduire un corps de dix centimètres en une seule fois. Je regarde, je vois sa gestuelle et ce qu’elle ressent. Pour le corset il n’y a pas vraiment de méthode, ça se passe entre nous deux.
ELSA LEPOIVRE
Et il y a un laçage propre à la Comédie-Française.
VALÉRIE MERLIN
Oui, on ne pratique pas le laçage de robe croisé (Elle fait le geste de descendre deux lacets avec les mains qui se croisent, en glissant les passants de chaque côté, se décroisent, descendent, se recroisent…), plus longs à mettre. À la Comédie-Française on n’a qu’un lacet, plus souple et beaucoup plus rapide à mettre pour les changements rapides (Elle fait le geste du lacet unique qui serpente d’un passant à l’autre).
FLORENCE NAUGRETTE
Cela suppose une connaissance spécifique du corps des actrices ?
VALÉRIE MERLIN
Oui, certaines comédiennes aiment être serrées, d’autres pas du tout. Martine Chevallier, quand elle jouait la tragédie où elle avait de longues tirades à dire, adorait le corset : elle s’appuyait dessus, aimait être maintenue. Je me revois aller le soir, un peu en douce, retourner dans les réserves retrouver de vieux corsets parce que je savais ce qu’elle voulait. Je les reprenais pendant le spectacle, mais c’était entre nous, ça ne passait pas par la couture. Les jeunes comédiennes aiment de moins en moins, donc on essaie de faire des choses plus souples. Il m’est arrivé aussi de mettre des lacets élastiques pour avoir plus de respiration. Christine Fersen les aimait bien, toi aussi, je me souviens, tu en as eu.
ELSA LEPOIVRE
Oui, sur Les Trois Sœurs, mais parce qu’il fallait que je sois couchée. C’est compliqué d’avoir des costumes à l’ancienne avec une gestuelle d’aujourd’hui, décontractée : je me souviens
de douleurs dans les côtes à cause du corset. Dans Lucrèce Borgia, en revanche, je suis souvent verticale. Le corset me structurait intérieurement : il était bien appuyé sur les hanches, je me sentais un peu soldat. Mais dans les Trois sœurs on avait fini par le supprimer, car avec les mouvements que l’on nous demandait, il coupait la respiration et cisaillait la peau ; ça peut être une torture. On a la chance ici d’avoir des ateliers où les corsets sont de très bonne qualité, néanmoins ça dépend de ce que le metteur en scène nous demande de faire avec.
VALÉRIE MERLIN
On peut gagner énormément, le temps que le corps se place. Je peux habiller en loge et encore reprendre et regagner quelques centimètres avant d’entrer en scène.
ELSA LEPOIVRE
Comme la selle pour les chevaux ! Il faut voir aussi si on a mangé, si on a pris un peu de poids, si on est fatiguée.
Proximité
FLORENCE FILIPPI
J’imagine que cette proximité avec le corps de l’actrice implique une relation de confiance entre vous, et peut-être aussi une forme de secret. Y a-t-il une éthique, un secret de l’habilleuse comme
il y aurait un secret médical ?
ELSA LEPOIVRE
Aujourd’hui ça tourne un peu plus, avec la réorga-nisation du travail, mais il y avait une période où je n’avais affaire qu’à mon binôme, Valérie ou Hélène Reynaud devant qui je me déshabille… On peut avoir des soucis, des maladies, avoir besoin d’attention, cela crée une connivence. J’ai eu des problèmes d’épaule et je ne pouvais plus lever les bras. Il fallait changer nos rituels ou nos méthodes d’habillage parce que d’un coup je ne pouvais plus me servir de mon épaule. Il y a aussi un rapport familier à la nudité : c’est comme si on vivait ensemble.
VALÉRIE MERLIN
On ne voit pas un corps nu : c’est mon objet de travail. En même temps, on leur vole toute leur intimité physique et morale. On voit des choses que les conjoints ne voient pas, qui restent dans la loge, comme la peur d’entrer en scène. C’est à nous de les rassurer, parfois sans un seul mot, d’être là, de les accompagner jusqu’à la scène, de faire en sorte qu’elles y aillent. Habilleuse, c’est un métier multiple. On est aussi psychologue, confidente, infirmière si un comédien se blesse. Avant son entrée en scène, on le rassure ou bien on le laisse complètement tranquille, selon que le comédien a besoin de concentration. Quand j’enclenche la porte, quand j’entre dans la loge, je dois être capable de ressentir l’état d’esprit du comédien ou de la comédienne, si il/elle est capable de plaisanter (et là on peut avoir une franche rigolade, un bon délire), ou s’il/elle a besoin de concentration (et là, je me contente de l’habiller et je m’en vais en me faisant la plus discrète possible). C’est au jour le jour, suivant le spectacle et l’état de la personne que j’ai en face de moi. C’est à nous de le ressentir, et y manquer est une faute professionnelle. Je ne peux pas imposer mes délires. Je dois respecter le comédien : c’est lui qui va en scène, ce n’est pas moi. Il faut savoir s’effacer ou pas, c’est une gymnastique de tous les jours. Avoir habillé des femmes très fortes, des femmes qui avaient l’âge de ma mère quand j’ai commencé, comme Catherine Hiegel, Catherine Samie, Martine Chevallier, Christine Fersen, talen-tueuses, intelligentes, avec des caractères très affirmés, des folies différentes, alors que j’étais encore toute gamine et n’avais pas les codes, m’a énormément appris : je savais que je n’avais pas droit à l’erreur et j’ai vite appris. Mais je suis ravie d’avoir fait ça, je ne regrette pour rien au monde.
Complicité
FLORENCE FILIPPI
Le fait d’être toutes deux depuis longtemps dans cette maison crée-t-il un lien particulier, familial ?
VALÉRIE MERLIN
Oui, d’ailleurs on dit : « nos comédiens », « nos comédiennes ». Les fréquenter sur plusieurs années est une grande richesse. On les connaît, on sait comment ils réagissent, à quel moment on doit être présent, ce qu’il faut faire ou ne pas faire avec eux. Quand on a un nouveau comédien ou une nouvelle comédienne, il y a un temps d’adaptation. Apprendre à se connaître est une grande richesse. Actuel-lement, on a de nouveaux chefs qui auraient tendance à vouloir mutualiser, donc casser ce rapport, et on se bat car on ne veut absolument pas renoncer à ce fonctionnement : on n’est pas dans un théâtre de passage. On a une troupe qui est là, des habilleuses qui sont là et c’est important pour le confort de tout le monde, parce qu’on se connaît, on sait les comportements qu’on doit avoir ou ne pas avoir…
ELSA LEPOIVRE
Oui, c’est sur le long temps, le long terme. Je me souviens de l’époque où je ne travaillais pas encore à la Comédie-Française : ce lien-là peut se dessiner, se deviner quand ça se passe bien avec une habilleuse. Je me souviens, c’était à Bourges, il y avait une dame adorable… On a passé un mois, un mois et demi ensemble, et quelque chose s’est créé. Nous, ça se crée à chaque fois, et après vingt ans on s’émerveille de ce long terme-là : je me dis que j’avais trente ans, j’en ai cinquante aujourd’hui… On traverse ensemble l’âge, les corps qui changent, les fatigues, les blessures… On partage tout ça.
VALÉRIE MERLIN
On grandit ensemble dans tous les sens : le travail, l’intimité… C’est une drôle de complicité.
ELSA LEPOIVRE
Cette résistance-là aux restructurations, sur le fait d’avoir, pour toi, « tes comédiens », ça compte. Quand on change d’habilleuse, ça peut aussi bien se passer, mais quand on se retrouve, c’est une joie. On peut certes tout expérimenter.
FLORENCE NAUGRETTE
Partagez-vous le trac des acteurs ?
VALÉRIE MERLIN
Oui, mais il ne faut surtout pas le montrer, car on est leur pilier. C’est sur nous qu’ils s’appuient, sur nous qu’ils peuvent tout déverser. S’ils sortent en hurlant parce qu’une scène s’est mal passée, je ne le prends jamais pour moi. On est les premières personnes qu’ils croisent, on prend et après, c’est terminé, ce n’est rien.
ELSA LEPOIVRE
On n’engueule pas…
VALÉRIE MERLIN
Non, c’est plutôt qu’on est comme une éponge… Il faut apprendre à se protéger de ça, ce que je ne savais pas faire au début. Je me suis fait un torticolis lorsque Christine Fersen venait de perdre son fils, je prenais tout son mal sur moi, il m’a fallu du temps pour comprendre que pour ne pas nous écrouler nous aussi il faut un peu mettre à distance les soucis graves des acteurs, car on ne peut pas tout tenir.
ELSA LEPOIVRE
Ce sont aussi des regards partagés. S’il s’est passé des événements graves dans nos vies, et, qu’en se préparant pour la représentation, on sent qu’on est « border », il est bon de sentir avec l’habilleuse une connivence dans la concentra-tion sur le travail. C’est fort, car on se sent écouté, et vice versa, mais ce n’est pas le moment, on en parlera après. En deux ou trois mots, en un regard, on comprend et on se fait comprendre cela : on sait qu’on en parlera plus tard.
VALÉRIE MERLIN
Même pendant le spectacle, on communique beaucoup par le regard. Mon mari me demande pourquoi je fais souvent des clins d’œil. Je me rends compte que ça me vient du travail. Même entre habilleuses, s’il y a un problème sur un costume pendant que le comédien entre en scène, on se fait des clins d’yeux entre nous, parce qu’on ne peut pas le dire : le comédien ne doit pas le savoir, mais dès qu’il sort de scène on saute sur lui pour réparer. De même, avec les comédiens, un sourire, un clin d’œil peuvent suffire à dire beaucoup.
ELSA LEPOIVRE
Les gestes aussi.
VALÉRIE MERLIN
Avec Elsa on se prend beaucoup dans les bras.
ELSA LEPOIVRE
J’ai beaucoup besoin de contact, avec mes partenaires, les équipes proches, et Valérie en fait partie. Avant une première, une fois que je suis habillée, il y a une étreinte, qui me donne une charge de con-fiance, de connivence, d’amitié. J’aime faire ce métier pour ça, beaucoup. Ces métiers-là font partie du rituel de l’artisanat qui se construit pour que la représentation advienne : comme la coiffure, ils participent de tout le travail de préparation pour construire la figure. C’est nous tous. Ce travail collectif a à voir avec l’amitié, car c’est un travail de groupe, que j’aime, et cette étape de l’habillage, qui intervient après la coiffure, c’est souvent le dernier moment avant d’arriver sur scène.
Loges volantes
VALÉRIE MERLIN
Dans les spectacles où il y a des changements rapides, l’organisation des coulisses est complexe, avec les guignols, par exemple, ces petites loges volantes, avec très peu de choses : juste un paravent en velours, un petit miroir, une petite table où je peux poser mes accessoires si je veux en changer… Dans Lucrèce Borgia j’en ai un à moi.
FLORENCE NAUGRETTE
Donc les changements se font soit dans votre loge si vous avez le temps, soit dans le foyer des comédiens, soit dans un guignol ?
ELSA LEPOIVRE
Et maintenant aussi parfois dans la loge Rachel où il y a les coiffeurs, on a installé des rideaux qui permettent un changement rapide, et c’est bien utile dans les spectacles où il y en a beaucoup car l’arrière-scène du plateau est petit, donc on ne peut pas installer sur le plateau des guignols pour tout le monde. Cela dépend des décors. Il y a aussi le sas des ma-chi-nistes où l’on peut être deux ou trois, c’était le cas dans Mais quelle comédie !
VALÉRIE MERLIN
Cela permet d’être isolée, au calme, aussi.
ELSA LEPOIVRE
Dans Les Damnés, je finissais nue avec du goudron et des plumes, et il fallait trouver la matière pour coller ça au corps. On est passés par plusieurs phases. Au début Ivo Van Hove voulait qu’on utilise de la peinture, certes bio, mais j’ai dit non ! Il fallait trouver une matière qui puisse s’étaler en restant collante, donc ce fut finalement un mélange de glucose, argile et lubrifiant. La chef-adjointe du service coiffure, Véronique Bodin, est allée dans des magasins acheter du lubrifiant par seaux de 30 litres (Elle l’imite, bravache et embarrassée, demandant au vendeur des sauts de lubrifiant pour la Comédie-Française. Rires.) Une fois qu’on était descendus dans le tombeau avec Guillaume [Gallienne], les saluts suivaient, et on devait se rincer parce que ça collait et que c’était très désagréable. Alors on avait installé deux bassines d’eau chaude, une pour Guillaume qui était moins sale, et une grande pour moi. Je montais dedans, et les filles, elles étaient deux ou trois, m’asper-geaient d’eau chaude pour que ça fonde. Il en restait toujours un peu, mais au moins j’enlevais le gros. Et là, c’était très comique, parce que j’étais complètement nue et elles étaient autour de moi penchées, donc au niveau de mes fesses. Et à un moment, il y avait Aurélie (aussi une grande habilleuse) et comme je les aidais (elle fait le geste de s’asperger frénétiquement), sans le faire exprès je me suis assise sur sa tête ! (Rires.) Elle a crié : « Tu es assise sur ma tête ! » Quel fou rire ! Je ne m’en suis pas remise, de m’être assise sur la tête d’Aurélie ! Là, il y a une grande confiance ! Dans les mains de ces trois femmes, qui étaient mamans, en l’occurrence, j’avais l’impression d’avoir cinq ans et demi, de sortir de l’eau gelée et d’être réchauffée, c’était très agréable. J’ai eu une sensation d’enfance savoureuse.
Fermeture-éclair
FLORENCE FILIPPI
Vous parlez du laçage « Comédie-Française » : com-ment s’effectue la transmission de cette technique ?
VALÉRIE MERLIN
On l’explique aux nouvelles habilleuses. Pour l’instant, il n’existe pas ailleurs, et si on l’utilise ailleurs, on portera plainte ! (Rires.) Je le montre aux stagiaires, Lisa-Lou, par exemple, qui maintenant est entrée dans le monde du travail. Je leur apprends en même temps la mise du corset et son laçage, et le pliage des chaussettes, selon la technique de l’« enfile-vite » que m’a apprise ma grand-mère, qui consiste à replier la partie qui monte sur le pied. Chaque seconde est comptée pour les changements rapides, et cette technique fait gagner du temps. C’est surtout pour les hommes, puisque les femmes ont plutôt des collants. On leur apprend dès le début, comme à des enfants, à mettre des chaussettes pour qu’ils aient le bon réflexe au moment des changements rapides.
ELSA LEPOIVRE
Il y a aussi une recherche autour de la dynamique du spectacle. Plus le spectacle se construit, plus on voit les choses rapides, complexes. Il se peut qu’on ait besoin de fixer telle agrafe qu’on ne voyait pas dans le noir. Le costume évolue en fonction de ce qui nous sera demandé, à tel rythme. Ce qui a été décidé au départ par le créateur évolue, notamment sur les attaches. Est-ce qu’on met des fermetures ou pas ? Je mesure la recherche menée ensemble dans le concret de la représentation.
FLORENCE NAUGRETTE
Est-ce que ce travail technique sur l’évolution du costume comporte aussi une dimension esthétique ? Pouvez-vous, l’une ou l’autre, dire au créateur de costume que quelque chose cloche, pour une raison ou pour une autre ?
VALÉRIE MERLIN
Pour Le Soulier de satin, Florence a une énorme robe pour son personnage de la reine d’Angleterre. À l’essayage on lui a demandé si elle voulait une fermeture-éclair. Elle a répondu : « Que l’on demande à mon habilleuse ». J’en ai donc discuté avec Lionel, le chef-costumier, et lui ai dit que tout dépendait du temps d’habillage. Au départ il voulait mettre une fermeture-éclair, ce que nous, les habilleuses,
on déteste, parce qu’elle peut péter à tout moment ! On peut la vérifier quinze fois avant, et elle pètera à la seizième, au moment de l’habillage ou d’un chan-gement rapide. Donc là, c’était une énorme ferme-ture éclair, avantageuse en principe pour un changement de deux minutes où le laçage aurait été très compliqué. On part donc sur une ferme-ture-éclair, et il se trouve que je n’ai assuré aucune répétition, or j’apprends qu’au fur et à mesure Éric [Ruf] a décidé de laisser plus de temps, donc ça m’arrange. Je devais faire la pré-couturière et la couturière, donc je n’avais fait aucun filage. J’ai découvert que les collègues mettaient la robe d’une certaine façon, avec laquelle j’étais en désac-cord car on perdait du temps. Il s’avère que la veille, la fermeture pète. Je monte voir Lionel, qui me dit : on t’a fait deux trous pour les œillets… J’ai dit à Lionel qu’on arrêtait, qu’il me virait cette fermeture-éclair et qu’on mettait un laçage, la veille pour le lendemain ! Lionel était un peu crispé, mais j’ai tenu bon. Je ne mettrais pas tous les trous au début pour tester le temps que j’avais (quatre minutes), mais cela me causait moins de souci. On croit parfois que les techniques modernes sont plus simples, mais en réalité le laçage est beaucoup plus fiable que les fermetures-éclairs.
ELSA LEPOIVRE
Je t’ai souvent entendue dire ça sur les fermetures-éclair. Tu te souviens, sur le Molière-Lully ? J’avais une robe en lamé avec une petite fermeture-éclair, qui soudain a craqué alors que précisément
je continuais ma scène, je faisais semblant d’être en train de me changer mais je ne pouvais rien faire, parce que la fermeture était bloquée. Je devais revenir sur le plateau comme si je m’étais changée, donc je suis revenue en marchant en crabe (Elle mime. Rires), de face, pour que ça ne se voie pas : j’avais le dos complètement nu ! Les filles
me faisaient des signes en coulisse (Elle mime le signe de refermer la robe béante derrière.) C’était une opération à cœur, ou plutôt à costume ouvert, derrière !
Formation
FLORENCE NAUGRETTE
Valérie Merlin, quand vous êtes arrivée ici, vous avez été formée au métier d’habilleuse ?
VALÉRIE MERLIN
J’ai une formation de haute couture à la base. J’aimais certes la couture, mais aussi le théâtre, et je ne savais pas trop comment m’orienter. Dans mon école, ils le savaient, et ils m’ont envoyée faire un stage de couture chez Mine Barral Vergez et là j’ai découvert le monde du spectacle. Après je suis entrée dans le monde du travail et j’ai touché un peu à tout. J’ai été habilleuse pour les défilés de mode où j’ai appris la rapidité, les bons gestes (ne pas commencer par le pantalon avant les chaussettes !), et j’ai aussi été tapissière pour la SFP, dans une série, à Bry-sur-Marne. J’ai touché un peu à tout. On avait aussi créé un atelier volant à l’Opéra-Comique pour monter un spectacle. J’avais fait quelques petites choses comme ça. Après je suis entrée ici à la couture. L’ambiance ne me convenait pas du tout et entre-temps la chef habilleuse m’a appelée. J’ai signé un contrat d’un mois, et le jour où j’ai mis les pieds à l’habillement je n’en suis jamais sortie.
FLORENCE NAUGRETTE
Qui vous a formée pour l’habillement ?
VALÉRIE MERLIN
Monique, une ancienne habilleuse avec qui je travail-lais, m’a appris les laçages. Après, pour l’habillage, il faut être logique. Habilleuse, selon moi, c’est surtout apprendre la couture. Le reste, c’est des rapports humains, donc on les a ou on ne les a pas, ça ne s’apprend pas. Quant au costume, c’est une question de bon sens. Là, par exemple, pour Florence [Viala] dans Le Soulier de satin, elle a une crinoline, et c’est à moi de réfléchir sur la manière de mettre les pièces progressivement dessus, car on ne les met pas d’un bloc, et chaque costume est différent : selon la coiffure, il faut le passer par le bas, par le haut. Il faut réfléchir un peu au costume et à la comédienne ou au comédien qu’on a en face. Mais le principal, c’est la couture. Or j’ai un grand panel de points que je sais faire. À l’école on n’apprend pas spécifiquement les réparations : quand une robe se déchire, ce n’est jamais la même déchirure… parfois il faut juste faire une petite bordure pour essayer d’atténuer le trou, et ça c’est au cas par cas. Le reste est du relationnel, et sur ce point les femmes fortes pour qui j’ai travaillé au début m’ont beaucoup aidée ! Elles m’ont donné une confiance que je n’avais pas. Maintenant je peux habiller n’importe qui sans avoir peur de personne, même si on m’annonce quelqu’un de pénible ou difficile. Je sais gérer, et j’ai l’âge : en vieillissant on gagne en assurance, et puis je sais faire. Mais j’ai beaucoup appris des comédiennes avec qui j’ai travaillé. Et maintenant encore, cela continue à évoluer parce que chacun et chacune a son caractère.
Affections
ELSA LEPOIVRE
Il y a aussi chez les acteurs une conscience qui a évolué sur la manière dont on doit se comporter et parler aux gens. Je sais que tu ne t’es jamais sentie maltraitée, mais il y a eu des scènes qui ne se produiraient plus aujourd’hui. Cela dépend bien sûr des caractères, mais de manière générale, les acteurs font davantage attention.
VALÉRIE MERLIN
Ce sont des relations trop intimes pour qu’on puisse travailler sans s’entendre. Cela m’est arrivé une fois avec une comédienne qui, heureusement, n’est pas restée longtemps. Mes comédiennes peuvent tout me demander, je suis là pour les servir, j’irais décrocher la lune pour elles. Mais s’il n’y a pas cette relation d’amour entre nous, j’ai du mal. Le non-respect m’est insupportable. Heureusement cette personne n’est pas restée. Dans ces cas-là ça se passe mal pour tout le monde, y compris pour elle en scène, car je ne sais pas faire semblant. Ce métier, on ne peut pas le faire sans amour.
ELSA LEPOIVRE
Ce qui est fort, notamment avec Valérie, c’est qu’il y a beaucoup d’intimité, beaucoup d’affection, et en même temps on travaille, c’est solide. C’est cet équilibre-là qu’on recherche en tant qu’acteur, et qui est si difficile à trouver. Quand ça advient, au niveau du travail, tout est simple, même si on se fait une réflexion, comme « oh, tu me fais mal », elle est bien prise, car on est dans l’action. Il n’y a pas de vexation, parce qu’on le sait et que ça glisse… après on s’excuse, et ça n’a pas d’importance. Cette confiance-là est tellement agréable ! C’est le bonheur absolu. Il y a beaucoup de chaleur et en même temps chacun sait ce qu’il a à faire et comment on doit travailler. C’est à la fois cloisonné et mélangé, de manière organique. Quand on parle boulot, il ne faut pas, et c’est valable avec tous les services, se dire qu’on est en train de gérer des susceptibilités. On peut tout dire. Certes il faut ménager l’acteur, ne pas le braquer, mais si on se sent brusqué, on le dit aussi, on s’excuse, et c’est fini, mais il faut pouvoir se dire les choses.
VALÉRIE MERLIN
Il faut savoir le faire au bon moment. Je me souviens de Suliane [Brahim], à la couturière de Roméo et Juliette, pour la scène du balcon, qui était une corniche sur une haute tour : ce n’est pas moi qui avais assuré les répétitions, elle avait peur, et dans la précipitation, sur le plateau où se déroulait le changement rapide, elle ne m’a pas laissé lui mettre complètement son harnais. On avait deux sangles à lui mettre, or le harnais, nous les habil-leuses, ça nous fait peur. On n’est pas responsables mais on l’est quand même ! Les chefs machinistes le contrôlent, certes, mais nous sommes quand même la dernière personne à y avoir affaire. Donc elle met le harnais : une sangle, et elle prend sa culotte, son manteau, et repart en courant sans me laisser le temps de mettre la deuxième sangle. Je ne pouvais rien faire. Je vais au foyer Rachel avec la coiffeuse, et là on regarde le retour sur l’écran, et pendant toute la scène j’ai pensé qu’elle allait tomber, et mourir. J’en ai encore la chair de poule. Elle sort de cette scène, je ne lui dis rien pour ne pas la perturber, mais à la fin du spectacle, je l’ai chopée et lui ai dit de ne plus jamais me refaire ça, qu’elle m’avait fait la peur de ma vie, que désormais elle devait me laisser le temps de bien mettre le harnais : « J’ai habillé des Fersen, des Hiegel ! lui ai-je dit. Personne ne m’a jamais fait peur comme toi ! Demain, ce sera Hélène, ma collègue, je vais l’appeler, lui expliquer, tu la laisseras faire les mêmes gestes, tu nous fais confiance, mais tu ne pars pas avec le harnais à moitié attaché ! Je ne veux plus jamais le revivre. » Je ne pouvais pas le lui dire pendant le spectacle, mais à la fin je m’autorise à dire ce qui doit l’être quand on ne peut pas continuer comme ça si c’est trop dangereux. Parfois il faut prendre les acteurs et les faire redescendre.
ELSA LEPOIVRE
À l’inverse, moi qui suis assez calme, j’ai une propension à absorber le stress des autres, mais parfois je dois mettre une barrière, dire que je ne peux pas tout prendre en charge avant de monter sur scène. Il ne faut pas qu’on me demande avec trop d’insistance et d’inquiétude si je vais bien, sinon ça accentue mon trac. C’est tellement plus agréable quand on est avec quelqu’un qui sent, qui sait,
et avec qui on n’a pas à se justifier. Avant un specta-cle on a besoin de rassembler toute notre énergie. La préparation comporte déjà beaucoup d’altérité, avec la coiffure, donc il faut ne pas se disperser, ne pas avoir à faire attention parce que c’est le plateau qui demande notre attention. Seules les grandes habilleuses sentent intuitivement cette nécessité. Cet équilibre, cette finesse, ça ne s’apprend pas.
VALÉRIE MERLIN
C’est une sensibilité. C’est pourquoi, quand je vois toutes les écoles d’habilleuses qui sortent maintenant, je me dis qu’il faut avant toute chose leur apprendre à coudre. Cet artisanat est un peu laissé de côté aujourd’hui. L’habillage, autrement, c’est un rapport humain. Il faut aimer l’humain, servir les gens, les protéger.
ELSA LEPOIVRE
Il faut aussi que nous ne nous comportions pas en enfants gâtés. Par exemple, il arrive qu’on se déshabille seule, car il y a une hiérarchie : si Valérie s’occupe aussi d’une personne plus ancienne que moi, elle va d’abord aller changer cette personne. Dans ce cas, on prend les devants, on demande à une autre actrice de vite nous enlever le lacet dès l’ascenseur, et après je finis de me déshabiller seule, mais alors il ne faut pas laisser son corset par terre, il faut l’accrocher au cintre, avoir ce respect pour le costume et pour l’habilleuse. Quand je quitte la loge, l’habilleuse ne doit pas trouver tout par terre comme dans une chambre d’enfant. Certains ont besoin qu’on le leur dise. Par le réseau des acteurs, on s’arrange pour signaler à tel ou tel qu’il doit mettre ses chaussettes sales dans le filet, et non les laisser par terre. Ça aussi, ça s’éduque, quel que soit l’âge de l’acteur.
Pour citer cet article
Valérie Merlin, Elsa Lepoivre, « Préface », Revue d’Histoire du Théâtre numéro 300 [en ligne], mis à jour le 01/01/2025, URL : https://sht.asso.fr/preface-2/